Mon père était partisan de l’action directe. Je n’ai su qu’il avait fait quelque chose qu’au moment où je n’ai plus réussi à joindre Latisha. Je suis allé chez elle, où ses parents ont refusé de me laisser lui parler : elle avait décidé de rompre avec moi, d’après eux. Possible, mais je n’y croirais pas tant que je ne lui aurais pas parlé. J’ai surveillé leur maison, mais n’ai vu Latisha que les deux fois où elle est sortie avec sa mère.
Je lui ai fait passer un message par l’intermédiaire d’une fille de sa connaissance, avec une adresse IP mieux protégée (j’en avais changé sans le dire à mes parents). Ce soir-là, j’ai attendu une réponse, mais celle que j’ai fini par recevoir était abrupte et sans un mot d’excuses.
C’est grâce à ce bâtiment bas en briques que mon père avait pu acheter notre maison, notre piscine, les vêtements que je portais, ainsi que la sédition et la trahison de mes meilleurs espoirs. Cet entrepôt et les affaires qu’il y menait avaient causé la tristesse chronique de ma mère et mon humiliation complète. Voilà pourquoi il m’était venu à l’idée, avec la force d’une révélation, de réduire ce bâtiment en cendres. Pour arriver à la vengeance, oui, mais aussi à la purification par le feu. J’avais lu que, sur les champs de bataille, on cautérisait parfois les plaies qu’on n’arrivait pas à empêcher de saigner. Je saignais et cet entrepôt était ma plaie.
La pluie gargouillait dans un égout à mes pieds, où se sont échoués des morceaux de papier, des mégots de cigarettes et un vieux préservatif pâle et flasque comme une méduse. Le gardien de nuit faisait sa ronde. Je voyais le faisceau de sa torche passer sur les hautes fenêtres quand il changeait de pièce. J’ai attendu qu’il arrive (selon mes calculs) à l’extrémité du bâtiment avant de traverser les quais de chargement et de gravir les quelques marches qui menaient à l’entrée de service de l’entrepôt, une porte métallique peinte en kaki. On avait installé à côté un verrou à deux étapes : une clé physique donnait accès à un pavé numérique. J’avais pris la clé dans le tiroir du haut du bureau de mon père à la maison et je me souvenais du code pour avoir vu mon père le composer la dernière fois qu’il m’avait emmené (je m’en rappelais parce qu’il m’avait paru d’une simplicité ridicule : c’était son année de naissance).
Quelle que soit la somme qu’il avait convenu de payer pour les études de Latisha, mon père pensait sans doute avoir fait une bonne affaire. Il n’étalait jamais sa fortune, mais j’avais vécu assez longtemps chez lui pour surprendre à l’occasion des références voilées à des comptes offshore et à des contrôles fiscaux mis en échec par de coûteux avocats. Il n’aurait eu aucune difficulté à m’envoyer à Yale si j’avais montré la moindre disposition pour le travail scolaire. Il n’avait toutefois pas dépensé d’argent pour l’entrepôt : le couloir intérieur avait été recouvert d’une vilaine peinture laquée jaune, le sol revêtu d’un linoléum ocre, l’éclairage au plafond limité à des tubes néon constellés de chiures de mouche. Une porte sur la droite donnait sur la zone de stockage et d’expédition, un escalier sur la gauche montait dans les bureaux.
J’avais prévu d’inonder le couloir d’alcool, d’allumer le feu, de déclencher l’alarme près de la sortie (afin de ne pas prendre le gardien de nuit par surprise) et de m’enfuir. L’incendie s’étendrait ou serait rapidement maîtrisé, il causerait des dégâts significatifs ou représenterait une simple contrariété financière de plus pour mon père, je serais pris et puni ou je quitterais la ville et changerais de nom – je n’en savais rien et cela n’avait aucune importance. Rien ne comptait sinon ma fureur et mon humiliation. J’ai donc sorti le bidon du sac en plastique. Je l’ai posé par terre, je l’ai débouché et je l’ai fait basculer.