A un moment donné, j'entends appeler, avec un accent épouvantable :
— John Johnson !
Personne ne moufte. En un éclair, je pige qu'il s'agit du blase d'un des fugitifs de la noye.
— Réponds à l'appel en criant Téhun Salo ! dis-je au Gros, et ne cherche pas à piger !
— John Johnson ! reglapit la voix.
— Téhun Salo ! répond docilement sa Souplesse en s'avançant. Et un drôle ! ajoute-t-il.
Il se met à la queue, comme les autres.
— Burk Eleven ! continue le mec.
J'attends un poil de seconde manière de voir si quelqu'un va répondre, mais non.
Alors, fissa, le cher San-Antonio plein d'astuce, se met à crier :
— Téhun Salo !
Je rejoins de la sorte mon digne Béru. Le garde appelle encore une demi-douzaine de zouaves après quoi, il nous fait signe de le suivre tandis qu'un de ses collègues procède à l'appel de sa propre section.
Notre groupe longe un couloir dans lequel flotte une odeur nauséabonde. Le garde déverrouille une porte basse et, un à un, nous entrons dans une cellule exiguë où gît un vieillard décharné. Ce bonhomme n'est pas tout à fait mort, mais c'est du peu au jus. Sa peau ressemble à du parchemin d'abat-jour, Ses joues doivent se toucher à l'intérieur de la bouche, et ses oreilles décollées ont l'air de deux ailes lamentables. Il a la barbouze longue et fine, les lèvres entrouvertes sur un trou noir.
— Qu'est-ce c'est que ce mec ? murmure le Gros, il joue l'abbé Faria dans Monte-Cristo ou quoi ?
— Ce n'est pas un jeu, mon fils, soupire une faible voix.
On regarde autour de soi, interloqué comme un gars interlope à Interlaken.
Nous sommes une trentaine dans une cellote prévue pour deux.
— Qui cause français ? demande Bérurier.
— Moi, mon fils, fait la voix exténuée.
Nous réalisons alors que le vieillard nous parle dans notre langue. Je m'agenouille près de lui.
— Qui êtes-vous ? demandé-je doucement.
Il essaie de trouver un peu d'oxygène pour répondre, mais dans ce cul de basse-fosse, c'est pas fastoche, surtout que trente gars pompent en priorité le peu d'air pénétrant par la meurtrière.
— Mon nom est Gî Ber Jeûn, soupire le vieillard, j'étais professeur de langues occidentales au lycée de Bon Fé Mhon.
— Pourquoi vous a-t-on jeté en prison ?
— A cause de mon manque d'opinions politiques, mon fils. Les hommes, de quelque bord qu'ils soient, appartiennent à un monde où il vaut mieux avoir des opinions subversives que de n'en pas avoir.
Nous sommes interrompus par la soupe ; une gamelle d'un infect bouillon dans lequel flottent des débris de poisson.
La bouille de Bérurier fait rigoler tout le monde.
— Eh ben, mon pote soupire-t-il, c'est pas un trois étoiles ! Le rata sent la dégueulade et pour ce qui est des calories on aurait meilleur compte de lécher le mur qui, lui, au moins, est plein de m… !
En nous pinçant le naze nous avalons le méchant brouet.
Puis, tandis que les autres instituent une rotation pour s'allonger : deux à la fois avec relève (si l'on peut dire) toutes les dix minutes, je me penche à nouveau sur le vieux professeur.
— Avant nous il y avait deux Américains ici ?
— Deux Anglais, rectifie-t-il. Ils se sont évadés cette nuit !
— Comment s'y sont-ils pris ?
— Ils sont restés sur le chantier et au moment de l'appel, deux des autres sections ont répondu à leur place. Ensuite ces deux hommes ont pu quitter le rang avant de pénétrer dans la cellule.
Il exhale un long soupir fétide.
— Mais je doute qu'ils aient pu réussir dans leur entreprise, sur des kilomètres à la ronde le terrain est miné.
— Je sais.
J'explique au Vieux la manière dont nous nous sommes introduits dans le camp.
— Il eût mieux valu pour vous que vous sautiez sur des mines, fait-il, car dès qu'on s'apercevra de votre présence ici, vous serez torturés et décapités.
Il ajoute :
— Et on s'en apercevra fatalement demain matin.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est le jour de la visite individuelle.
— Qui étaient les deux Anglais et pourquoi les avait-on internés ?
— Il s'agissait de deux aviateurs dont l'appareil se rendait à Hong-Kong et qui, à cause d'une panne, durent se poser à Haï Nan. Ils s'attendaient à être exécutés d'un jour à l'autre, c'est pourquoi, hier, ils ont risqué le tout pour le tout !
— Qu'est ce qu'il débloque, le fakir ? demande Sa Bérurerie.
Pas content, le Gros. Faut reconnaître qu'il n'y a pas de quoi pavoiser. Il n'a rien becqueté et il est obligé de se tenir debout au milieu d'un groupe d'hommes malodorants, ça n'a rien d'excitant.
Je me redresse difficilement, de façon à me trouver tout contre la bedaine du camarade Béru.
— Ça va mal et ça continue, lui dis-je, selon le vieillard, nous sommes flambés comme des crêpes. Demain, c'est nos cigares qui vont rouler dans le sable de la carrière.
— J'aime autant ça plutôt que de supporter cette proximité, déclare-t-il non sans noblesse. Je me fais l'impression de voyager dans un wagon à bestiaux.
Il danse d'un pied sur l'autre.
— On va passer la noye debout, avec cette lumière dans les Lissac, tu crois ?
— Hélas !
Une grosse ampoule est fixée au plafond, éclairant nuit et jour l'infecte local.