— Ne bouge pas, surtout !
Je me baisse pour sonder le terrain. Il est couvert d'une mousse jaunâtre, pareille à du lichen, fort propice à héberger un détonateur de mine. Impossible de détecter à l'œil les engins meurtriers.
— On va risquer le tout pour le tout Alexandre, décidé-je. Le seul moyen que nous ayons de nous en sortir, c'est de franchir les barbelés par la brèche qu'y ont pratiquée les deux pauvres mecs de la nuit.
Je désigne celle-ci, à une vingtaine de mètres.
— Vise un peu, dis-je, on va se payer un petit chouïa de roulette russe. Si nous parvenons à la brèche sans faire péter de mine, y aura un commencement de bout d'espoir.
Le Gravos acquiesce.
— Lu et approuvé ; bon pour accord, fait-il. Si on a le fion bordé de nouilles on va le savoir dare-dare.
— Il va falloir avancer avec précautions, reprends-je. Je marcherai devant et j'examinerai pas à pas le terrain. Toi tu mettras exactement tes pieds dans l'empreinte de mes pas.
— Jamais de l'avis ! s'insurge le Puissant. C'est mécoinsse que, je marche
Il me désigne un macabre débris à quelques mètres de là. Il s'agit de la tête d'un des hommes foudroyés. Elle est exsangue et déjà couverte de fourmis rouges, énormes, qui s'en délectent.
— Si tu fous les pinceaux dans la mitraille t'as pas le temps de t'en apercevoir, assure mon compagnon. Ça t'émiette instantanément.
— De D… ! m’écrié-je en pointillé pour ne pas choquer le lecteur pudibond, mais ces deux types étaient des Blancs.
Dans la lumière limpide du petit jour, la tête sectionnée se révèle comme n'appartenant pas à la race jaune. De même que la main coupée qui gît à mes pieds.
— Maintenant, plaisante sombrement l'habitué des comptoirs, ce sont des blancs cassés. Bon, je démarre !
— Stoppe ! hurlé-je. J'ai dit que je passais le premier, je passerai le premier.
— Et ta sœur, s'écrie le Gros en s'élançant.
Il court droit à la brèche, en une longue galopée, piquant de la pointe du soulier dans la mousse pour bien marquer son passage, Béru. Mais il ne se retourne même pas. Il fonce, le dos arqué, les coudes collés au buste.
Je regarde, fasciné, en proie à une vénéneuse extase, m'attendant, désespéré jusqu'aux os, à voir éclater mon vieux copain. La tension est trop terrible. Je ferme les yeux, je m'enfonce un doigt dans chaque oreille, je ne veux pas voir, pas entendre, m'abstrais. Il n'existe plus dans cet univers redoutable que les violents battements de mon cœur.
Il me semble pourtant percevoir un cri. Je m'ouvre et me débouche.
Béru est debout devant la brèche, rayonnant. Il gesticule.
— J'ai fait bon voyage, me dit-il, tu peux t'annoncer. Repère bien mes empreintes surtout !
Ça n'est pas difficile : sa course est inscrite en ricochets dans la végétation paillassonneuse. J'y vais prudemment. Il serait stupide de rater l'un de ses pas et de se transformer en feu d'artifice sous les yeux du héros superbe et généreux. Du reste il me prêche, la prudence, maintenant, le téméraire.
— Molo, Mec ! Viens pas me faire du spectacle.
Je me sens en pleine possession de mes moyens. Les nerfs d'acier je possède. J'arrive sans encombres jusqu'à Béru.
— J'aime pas beaucoup ta façon de désobéir à mes ordres, Gros ! sermonné-je. Ne t'avise pas de recommencer sinon je serais obligé de te filer un rapport long comme mon bras.
Ayant dit, je le chope par le cou et lui fais la bise.
Cette fois, c'est bibi qui passe le premier. Le cheminement à travers l'écheveau de barbelé est d'autant plus long et douloureux que nous l'effectuons à rebours, c'est un peu comme si on utilisait un entonnoir à l'envers.
Je repte, je rampe, je chenille, je vers-deterre, je serpente, je commandos, je paras, je me coule, je m'écoule, je me tortille, je me trémousse, je m'insinue, je m'insère, je me faufile, je renarde, je taupine, je racine dans les fils sectionnés, les écartant à mesure que j'avance, subissant par tout le corps leurs sournoises griffures.
Derrière moi, l'intendance suit. Il geint, le Gros. C'est une proie plus facile pour les tentacules barbelées. Son volume les comble. Sa maladresse les ravit. Il souffle comme le sanglier obnubilé par un gisement de truffes.
Truffe soi-même, il peine pour me suivre. Il rêve de devenir tuyau, d'avoir une armure ou un bulldozer, de posséder un chalumeau oxhydrique, Mais il nuance, il sue, il s'ensanglante. Nous débouchons (de carafe) enfin de l'autre côté de cette fortification épineuse. Combien de temps a nécessité son franchissement ? Je ne saurais le dire à la seconde près, plus d'une plombe en tout cas !
Nous sommes maintenant dans un surprenant univers. Il s'agit d'une mine à ciel ouvert. Elle est circulaire et mesure au moins quinze cents mètres de diamètre. Elle s'étage en gradins, comme un cirque romain. Il y a des wagonnets Decauville, immobiles sur leurs voies étroites. Des tamis verticaux, des excavatrices, et, partant des excavations.
— C't'une carrière ? demande Béru.
— Ou quelque chose d'approchant, oui.