— Il vient d'un endroit où qu'il y en a d'autres, fatalement. Ces animaux vivent en troupeau. Suffit donc de le renvoyer dans ses foyers et de lui filer le train pour qu'il nous conduise jusqu'à ses frangins. Alors là, pour le coup, je dis pas que je m'offrirais pas un petit méchouibe…
Il pourlèche laborieusement ses lèvres craquelées.
— Non, je dis pas, ajoute-t-il.
Je mets la main sur l'épaule du Gravos.
— Ce que tu es déconcertant, Bonhomme de la Lune. Tantôt tu commets la plus monstrueuse des bévues, et tantôt tu raisonnes comme un tambour. En effet, c'est ce digne mouton qui va nous guider vers la bectance.
— Le hic, c'est qu'il veut plus me larguer ! déplore Bérurier, flatté néanmoins par cette, passion qu'il inspire.
— Je vais lui savater les noix !
Un coup de pompe bien appliqué fait bêler notre gentil compagnon.
Il se tourne vers moi et, brusquement, me charge. Je prends son coup de boule en plein baquet.
Je culbute dans la poussière, le souffle coupé.
— Allons, allons, Cyprien ! morigène le Gros, laisse mon ami.
Mais il n'y a pas plus teigneux que ces moutons Tibêbêtin. Le v'là qui remet ça avec vigueur. C'est la présence d'esprit de Béru qui me sauve la mise.
Promptement il pose sa godasse gauche, réoffrant son panard non désodorisé aux facultés olfactives et gustatives du mouton. L'animal oublie sa rancœur pour s'abandonner à des délices que je suis loin de pouvoir lui assurer. Tout rentre dans l'ordre.
— Écoute, décide Béru, après s'être payé une nouvelle séance de rifouille chatouilleuse, il me vient une idée…
— Encore ! m’émerveille-je.
—
— En effet.
— Pour le moment, il est tellement envapé par mes pinceaux que si je mets en marche il me suivra…
— Les yeux fermés, renchéris-je.
— Ce qu'il faut, c'est attendre qu'il ait les crocs. A ce moment-là, il retournera d'où il vient et on n'aura qu'à le suivre,
— En effet, j'espère toutefois qu'il n'a pas une autonomie de plusieurs jours.
— Tu le prends pour un chameau !
Nous nous asseyons en tailleur. Le soleil prend de l'attitude et se met à nous cogner sur la cocarde. Avec des lambeaux de nos hardes nous nous confectionnons de sommaires couvre-buts et nous attendons.
— Si au moins ce mouton était une brebis on pourrait la traire, regrette le Gros. Mais avec cette paire de cornes en coquille d'escargot c'est même pas la peine de lui explorer le sous-sol !
Le quartz des roches scintille dans la dure lumière. La poussière devient plus blanche, le ciel plus bleu, plus aveuglant.
— Quand tu me racontais que la Chine est le patelin le plus peuplé du monde, j'ai idée que tu me chambrais un peu, murmure Béru en contemplant la désespérante solitude ambiante. A part Cyprien et les loups de cette nuit on n'a pas rencontré grand monde, reconnais !
Sa réflexion déclenche mon petit mécanisme intérieur. C'est tout de même bizarre de trouver au même endroit des loups affamés et des moutons perdus, vous ne pensez pas, mes petites chéries, vous qui avez de la jugeote, pleins les tiroirs de vos slips ? Y a que dans les fables de La Fontaine qu'on trouve les loups et les agneaux réunis. Ce bélier n'a pas pu parcourir des dizaines de kilomètres dans une région désertique infestée de loups. Or j'ai beau regarder autour de moi, en me grimpant sur les épaules pour y voir plus loin, je n'aperçois que des roches, des roches et encore des roches. Alors ?
Cyprien (puisqu'ainsi il a été spontanément baptisé par Béru) demeure immobile sur ses quatre pattes (ça n'est pas un mouton à cinq pattes, il est resté simple).
Son regard est à la fois morne et sardonique. Il fixe le Gros d'une façon gênante, avec parfois un léger frémissement d'oreilles.
Du temps passe. J’ai chaud. Je suis abasourdi comme l'été à l'heure de la sieste. Je songe à une plage, l'incohérence de tout cela, la folle mission, le parachutage mouvementé, les loups, la jeep enflammés et nous deux presque nus avec notre mouton dans le désert de Sinkiang !
C'est du pas banal, hein ?
Ah ! Je sens que je n'ai pas fini de vous étonner. Avec San-A., faut vous attendre à tout, mes trésors. Bien se laisser aller surtout. Si trop cartésiens s'abstenir !
Le mouton se met à bêler sombrement, un grand coup pareil à un rot. Notre immobilisme le déconcerte. Il nous désapprouve à bloc, Cyprien. Il commence par nous prendre pour deux panosses et il se demande s'il va longtemps encore rester en ménage avec le Gros.