Durant les mois d'été presque tout le monde est en blanc. Chacun ressemble à tous. Nulle part, autant que dans les rues de Moscou, n'est sensible le résultat du nivellement social: une société sans classes, dont chaque membre paraît avoir les mêmes besoins. J'exagère un peu; mais à peine. Une extraordinaire uniformité règne dans les mises; sans doute elle paraîtrait également dans les esprits, si seulement on pouvait les voir. Et c'est aussi ce qui permet à chacun d'être et de paraître joyeux. (On a si longuement manqué de tout qu'on est content de peu de chose. Quand le voisin n'a pas davantage on se contente de ce qu'on a.) Ce n'est qu'après mûr examen qu'apparaissent les différences. A première vue l'individu se fond ici dans la masse, est si peu particularisé qu'il semble qu'on devrait, pour parler des gens, user d'un partitif et dire non point: des hommes, mais: de l'homme.
Dans cette foule, je me plonge; je prends un bain d'humanité.
* * * * *
Que font ces gens, devant ce magasin? Ils font la queue; une queue qui s'étend jusqu'à la rue prochaine. Ils sont là de deux à trois cents, très calmes, patients, qui attendent. Il est encore tôt; le magasin n'a pas ouvert ses portes. Trois quarts d'heure plus tard, je repasse: la même foule est encore là. Je m'étonne: que sert d'arriver à l'avance? Qu'y gagne-t-on?
—Comment, ce qu'on y gagne?... Les premiers sont les seuls servis.
Et l'on m'explique que les journaux ont annoncé un grand arrivage de... je ne sais quoi (je crois que ce jour-là, c'étaient des coussins). Il y a peut-être quatre ou cinq cents objets, pour lesquels se présenteront huit cents, mille ou quinze cents amateurs. Bien avant le soir, il n'en restera plus un seul. Les besoins sont si grands et le public est si nombreux, que la demande, durant longtemps encore, l'emportera sur l'offre, et l'emportera de beaucoup. On ne parvient pas à suffire.
Quelques heures plus tard, je pénètre dans le magasin. Il est énorme. Dedans c'est une incroyable cohue. Les vendeurs, du reste, ne s'affolent pas, car, autour d'eux, pas le moindre signe d'impatience; chacun attend son tour, assis ou debout, parfois avec un enfant sur les bras, sans numéro d'ordre et pourtant sans aucun désordre. On passera là, s'il le faut, sa matinée, sa journée; dans un air qui, pour celui qui vient du dehors, paraît d'abord irrespirable; puis on s'y fait, comme on se fait à tout. J'allais écrire: on se résigne. Mais le Russe est bien mieux que résigné: il semble prendre plaisir à attendre, et vous fait attendre à plaisir.
Fendant la foule ou porté par elle, j'ai visité du haut en bas, de long en large, le magasin. Les marchandises sont, à bien peu près, rebutantes. On pourrait croire, même, que, pour modérer les appétits, étoffes, objets, etc..., se fassent inattrayants au possible, de sorte qu'on achèterait par grand besoin mais non jamais par gourmandise. J'aurais voulu rapporter quelques «souvenirs» à des amis; tout est affreux. Pourtant, depuis quelques mois, me dit-on, un grand effort a été tenté; un effort vers la qualité; et l'on parvient, en cherchant bien et en y consacrant le temps nécessaire, à découvrir de-ci, de-là, de récentes fournitures fort plaisantes et rassurantes pour l'avenir. Mais pour s'occuper de la qualité il faut d'abord que la quantité suffise; et durant longtemps elle ne suffisait pas; elle y parvient enfin, mais à peine. Du reste les peuples de l'U.R.S.S. semblent s'éprendre de toutes les nouveautés proposées, même de celles qui paraissent laides à nos yeux d'Occidentaux. L'intensification de la production permettra bientôt, je l'espère, la sélection, le choix, la persistance du meilleur et la progressive élimination des produits de qualité inférieure.
Cet effort vers la qualité porte surtout sur la nourriture.
Il reste encore dans ce domaine fort à faire. Mais, lorsque
nous déplorons la mauvaise qualité de certaines denrées, Jef
Last qui en est à son quatrième voyage en U.R.S.S., et dont
le précédent séjour là-bas remonte à deux ans, s'émerveille
au contraire des prodigieux progrès récemment accomplis. Les
légumes et les fruits en particulier, sont encore, sinon
mauvais du moins médiocres à quelques rares exceptions près.
Ici, comme partout, l'exquis cède à l'ordinaire c'est-à-dire
au plus abondant. Une prodigieuse quantité de melons; mais
sans saveur. L'impertinent proverbe persan, que je n'ai
entendu citer, et ne veux citer, qu'en anglais : «
* * * * *