Nous visitons aux environs de Soukhoum, un kolkhoze modèle. Il est vieux de six ans. Après avoir péniblement végété les premiers temps, c'est aujourd'hui l'un des plus prospères. On l'appelle «le millionnaire». Tout y respire la félicité. Ce kolkhoze s'étend sur un très vaste espace. Le climat aidant, la végétation y est luxuriante. Chaque habitation, construite en bois, montée sur échasses qui l'écartent du sol, est pittoresque, charmante; un assez grand jardin l'entoure, empli d'arbres fruitiers, de légumes, de fleurs. Ce kolkhoze a pu réaliser, l'an dernier, des bénéfices extraordinaires, lesquels ont permis d'importantes réserves; ont permis d'élever à seize roubles cinquante le taux de la journée de travail. Comment ce chiffre est-il fixé? Exactement par le même calcul qui, si le kolkhoze était une entreprise agricole capitaliste, dicterait le montant des dividendes à distribuer aux actionnaires. Car ceci reste acquis: il n'y a plus en U.R.S.S. l'exploitation d'un grand nombre pour le profit de quelques-uns. C'est énorme. Ici nous n'avons plus d'actionnaires; ce sont les ouvriers eux-mêmes (ceux du kolkhoze il va sans dire) qui se partagent les bénéfices, sans aucune redevance à l'Etat 6. Cela serait parfait s'il n'y avait pas d'autres kolkhozes, pauvres ceux-là, et qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts. Car, si j'ai bien compris, chaque kolkhoze a son autonomie, et il n'est point question d'entr'aide. Je me trompe peut-être? Je souhaite de m'être trompé 7.
J'ai visité plusieurs des habitations de ce kolkhoze très prospère 8... Je voudrais exprimer la bizarre et attristante impression qui se dégage de chacun de ces «intérieurs»: celle d'une complète dépersonnalisation. Dans chacun d'eux les mêmes vilains meubles, le même portrait de Staline, et absolument rien d'autre; pas le moindre objet, le moindre souvenir personnel. Chaque demeure est interchangeable; au point que les kolkhoziens, interchangeables eux-mêmes semble-t-il, déménageraient de l'une à l'autre sans même s'en apercevoir 9. Le bonheur est ainsi plus facilement obtenu certes! C'est aussi, me dira-t-on, que le kolkhosien prend tous ses plaisirs en commun. Sa chambre n'est plus qu'un gîte pour y dormir; tout l'intérêt de sa vie a passé dans le club, dans le parc de culture, dans tous les lieux de réunion. Que peut-on souhaiter de mieux? Le bonheur de tous ne s'obtient qu'en désindividualisant chacun. Le bonheur de tous ne s'obtient qu'aux dépens de chacun. Pour être heureux, soyez conformes.
III
En U.R.S.S. il est admis d'avance et une fois pour toutes
que, sur tout et n'importe quoi, il ne saurait y avoir plus
d'une opinion. Du reste, les gens ont l'esprit ainsi façonné
que ce conformisme leur devient facile, naturel, insensible,
au point que je ne pense pas qu'il y entre de l'hypocrisie.
Sont-ce vraiment ces gens-là qui ont fait la révolution?
Non; ce sont ceux-là qui en profitent. Chaque matin, la
Tu plains ceux-ci de faire la queue durant des heures; mais
eux trouvent tout naturel d'attendre. Le pain, les légumes,
les fruits te paraissent mauvais; mais il n'y en a point
d'autres. Ces étoffes, ces objets que l'on te présente, tu
les trouves laids; mais il n'y a pas le choix. Tout point de
comparaison enlevé, sinon avec un passé peu regrettable, tu
te contenteras joyeusement de ce qu'on t'offre. L'important
ici, c'est de persuader aux gens qu'on est aussi heureux
que, en attendant mieux, on peut l'être; de persuader aux
gens qu'on est moins heureux qu'eux partout ailleurs. L'on
n'y peut arriver qu'en empêchant soigneusement toute
communication avec le dehors (j'entends le par delà les
frontières). Grâce à quoi, à conditions de vie égales, ou
même sensiblement inférieures, l'ouvrier russe s'estime
heureux,
Il m'est extrêmement difficile d'apporter de l'ordre dans ces réflexions, tant les problèmes, ici, s'entrecroisent et se chevauchent. Je ne suis pas un technicien et c'est par leur retentissement psychologique que les questions économiques m'intéressent. Je m'explique fort bien, psychologiquement, pourquoi il importe d'opérer en vase clos, de rendre opaques les frontières: jusqu'à nouvel ordre et tant que les choses n'iront pas mieux, il importe au bonheur des habitants de l'U.R.S.S. que ce bonheur reste à l'abri.