J'ai assisté aux fêtes de la jeunesse de Moscou, sur la Place Rouge. Les bâtiments qui font face au Kremlin dissimulaient leur laideur sous un masque de banderoles et de verdure. Tout était splendide, et même (je me hâte de le dire ici, car je ne pourrai le dire toujours), d'un goût parfait. Venue du nord et du sud, de l'est et de l'ouest, une jeunesse admirable paradait. Le défilé dura des heures. Je n'imaginais pas un spectacle aussi magnifique. Evidemment, ces êtres parfaits avaient été entraînés, préparés, choisis entre tous; mais comment n'admirer point un pays et un régime capables de les produire?
J'avais vu la Place Rouge, quelques jours auparavant, lors des funérailles de Gorki. J'avais vu ce même peuple, le même peuple et pourtant tout différent, et ressemblant plutôt, j'imagine, au peuple russe du temps des tzars, défiler longuement, interminablement, dans la grande Salle des Colonnes, devant le catafalque. Cette fois ce n'était pas les plus beaux, les plus forts, les plus joyeux représentants de ces peuples soviétiques, mais un «tout venant» douloureux, comprenant femmes, enfants surtout, vieillards parfois, presque tous mal vêtus et paraissant parfois très misérables. Un défilé silencieux, morne, recueilli, qui semblait venir du passé et qui, dans un ordre parfait, dura certainement beaucoup plus longtemps que l'autre, que le défilé glorieux. Je restai moi-même très longtemps à le contempler. Qu'était Gorki pour tous ces gens? Je ne sais trop: un maître? un camarade? un frère?... C'était, en tout cas, quelqu'un de mort. Et sur tous les visages, même ceux des plus jeunes enfants, se lisait une sorte de stupeur attristée, mais aussi, mais surtout une force de sympathie rayonnante. Il ne s'agissait plus ici de beauté physique, mais un très grand nombre de pauvres gens que je voyais passer offraient à mes regards quelque chose de plus admirable encore que la beauté; et combien d'entre eux j'eusse voulu presser sur mon coeur!
Aussi bien nulle part autant qu'en U.R.S.S, le contact avec tous et n'importe qui, ne s'établit plus aisément, immédiat, profond, chaleureux. Il se tisse aussitôt—parfois un regard y suffit—des liens de sympathie violente. Oui, je ne pense pas que nulle part, autant qu'en U.R.S.S., l'on puisse éprouver aussi profondément et aussi fort le sentiment de l'humanité. En dépit des différences de langue, je ne m'étais jamais encore et nulle part senti aussi abondamment camarade et frère; et je donnerais les plus beaux paysages du monde pour cela.
Des paysages, je parlerai pourtant; mais je raconterai d'abord notre premier contact avec une bande de «Komsomols» 3.
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C'était dans le train qui nous menait de Moscou à Ordjonékidzé (l'ancien Vladikaucase). Le trajet est long. Au nom de l'Union des Ecrivains Soviétiques, Michel Koltzov, avait mis à notre disposition un très confortable wagon spécial. Nous y étions inespérément bien installés tous les six : Jef Last, Guilloux, Herbart, Schiffrin, Dabit et moi; avec notre interprète-compagne, la fidèle camarade Bola. En plus de nos compartiments à couchettes, nous disposions d'un salon où l'on nous servait nos repas. On ne peut mieux. Mais ce qui ne nous plaisait guère, c'était de ne pouvoir communiquer avec le reste du train. Aux premiers arrêts, nous étions descendus sur le quai pour nous convaincre qu'une compagnie particulièrement plaisante occupait le wagon voisin. C'était une bande de Komsomols en vacances, partis pour le Caucase avec l'espoir d'escalader le mont Kasbeck. Nous obtînmes enfin que les portes de séparation fussent ouvertes, et, sitôt après, nous prîmes contact avec nos charmants voisins. J'avais emporté de Paris quantité de petits jeux d'adresse, très différents de ceux que l'on connaît en U.R.S.S.. Ils me servent occasionnellement à entrer en relations avec ceux dont je ne comprends pas la langue. Ces petits jeux passèrent de main en main. Jeunes gens et jeunes filles s'y exercèrent et n'eurent de cesse qu'ils n'eussent triomphé de toutes les difficultés proposées. «Un Komsomol ne se tient jamais pour battu», nous disaient-ils en riant. Leur wagon était fort étroit; il faisait particulièrement chaud ce jour-là; tous entassés les uns contre les autres, on étouffait; c'était charmant.