Si déjà je louangeais l'hôtel de Sotchi, que dirai-je de celui de Sinop, près de Soukhoum, bien supérieur et tel qu'il supporte la comparaison des meilleurs, des plus beaux, des plus confortables hôtels balnéaires étrangers. Son admirable jardin date de l'ancien régime, mais le bâtiment même de l'hôtel est tout récemment construit; très intelligemment aménagé; de l'aspect extérieur et intérieur le plus heureux; chaque chambre a sa salle de bains, sa terrasse particulière. Les ameublements sont d'un goût parfait; la cuisine y est excellente, une des meilleures que nous ayons goûtée en U.R.S.S.. L'hôtel Sinop paraît un des lieux de ce monde où l'homme se trouve le plus près du bonheur.
A côté de l'hôtel, un sovkhose a été créé en vue d'approvisionner celui-ci. J'y admire une écurie modèle, une étable modèle, une porcherie modèle, et surtout un gigantesque pouailler dernier cri. Chaque poule porte à la patte sa bague numérotée; sa ponte est soigneusement enregistrée; chacune a pour y pondre, son petit box particulier, où on l'enferme et d'où elle ne sort qu'après avoir pondu. (Et je ne m'explique pas qu'avec tant de soins, les oeufs que l'on nous sert à l'hôtel ne soient pas meilleurs.) J'ajoute qu'on ne pénètre dans ces locaux qu'après avoir posé ses pieds sur un tapis imprégné de substance stérilisante pour désinfecter ses souliers. Le bétail, lui, passe à côté; tant pis!
Si l'on traverse un ruisseau qui délimite le sovkhose, un alignement de taudis. On y loge à quatre, dans une pièce de deux mètres cinquante sur deux mètres, louée a raison de deux roubles par personne et par mois. Le repas, au restaurant du sovkhose coûte deux roubles, luxe que ne peuvent se permettre ceux dont le salaire n'est que de soixante-quinze roubles par mois. Ils doivent se contenter, en plus du pain, d'un poisson sec.
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Je ne proteste pas contre l'inégalité des salaires; j'accorde qu'elle était nécessaire. Mais il y a des moyens de remédier aux différences de condition; or je crains que ces différences, au lieu de s'atténuer, n'aillent en s'accentuant. Je crains que ne se reforme bientôt une nouvelle sorte de bourgeoisie ouvrière satisfaite (et, partant, conservatrice, parbleu!) trop comparable à la petite bourgeoisie de chez nous.
J'en vois partout des symptômes annonciateurs 14. Et comme nous ne pouvons douter hélas! que les instincts bourgeois, veules, jouisseurs, insoucieux d'autrui, sommeillent au coeur de bien des hommes en dépit de toute révolution (car la réforme de l'homme ne peut se faire uniquement par le dehors), je m'inquiète beaucoup de voir, dans l'U.R.S.S. d'aujourd'hui, ces instincts bourgeois indirectement flattés, encouragés par de récentes décisions qui reçoivent chez nous des approbations alarmantes. Avec la restauration de la famille, (en tant que «cellule sociale») de l'héritage, et du legs, le goût du lucre, de la possession particulière, reprennent le pas sur le besoin de camaraderie, de partage et de vie commune. Non chez tous, sans doute; mais chez beaucoup. Et l'on voit se reformer des couches de société sinon déjà des classes, une sorte d'aristocratie; je ne parle pas ici de l'aristocratie du mérite et de la valeur personnelle, mais bien de celle du bien-penser, du conformisme, et qui, dans la génération suivante, deviendra celle de l'argent.
Mes craintes sont-elles exagérées? Je le souhaite. Du reste, l'U.R.S.S. nous a montré qu'elle était capable de brusques volte-face. Mais je crains bien que pour couper court à cet embourgeoisement, qu'aujourd'hui les gouvernants approuvent et favorisent, un brusque ressaisissement ne paraisse bientôt nécessaire, qui risque d'être aussi brutal, que celui qui mit fin à la Nep.
Comment n'être pas choqué par le mépris, ou tout au moins l'indifférence que ceux qui sont et qui se sentent «du bon côté», marquent à l'égard des «inférieurs», des domestiques [15], des manoeuvres, des hommes et femmes «de journée», et j'allais dire: des pauvres. Il n'y a plus de classes, en U.R.S.S., c'est entendu. Mais il y a des pauvres. Il y en a trop; beaucoup trop. J'espérais pourtant bien ne plus en voir, ou même plus exactement: c'est pour ne plus en voir que j'étais venu en U.R.S.S..
Ajoutez que la philanthropie n'est plus de mise, ni plus la
simple charité
[16].
L'Etat s'en charge. Il se charge de tout
et l'on n'a plus besoin, c'est entendu, de secourir. De là
certaine sécheresse dans les rapports, en dépit de toute
camaraderie. Et, naturellement, il ne s'agit pas ici des
rapports entre égaux; mais, à l'égard de ces «inférieurs»,
dont je parlais, le
Cet état d'esprit petit-bourgeois qui, je le crains, tend à se développer là-bas, est, à mes yeux, profondément et foncièrement contre-révolutionnaire.
Mais ce qu'on appelle «contre-révolutionnaire» en U.R.S.S. aujourd'hui, ce n'est pas du tout cela. C'est même à peu près le contraire.