« Tu m’avais promis de me raconter la vie du premier disciple de Maran, dit Ankrel. Puisqu’on est bloqués dans cette grotte à cause de moi, autant que tu le fasses maintenant. Après, nous n’aurons peut-être plus le temps. »
Les onze lakchas s’étaient assis dans les herbes ployées par un vent froid chargé d’humidité, laissant la ventresec et son enfant seuls dans la grotte. Les dix-neuf yonks attachés aux rochers broutaient quelques pas plus loin, levaient de temps à autre un regard inquiet sur les nuages noirs qui filaient comme des voleurs au-dessus des collines. Les chasseurs craignaient désormais les averses de cristaux de glace, qui, lorsqu’elles étaient soutenues, pouvaient réduire les hommes et les animaux en charpie.
Ennuyé de retarder le groupe, Ankrel leur avait offert de se remettre en route sans attendre la rémission complète de sa fracture. Ils n’avaient pas accepté sa proposition : ils ne bougeraient pas tant que la sorcière ventresec n’aurait pas confirmé que ses os étaient définitivement ressoudés.
« Pas seulement parce qu’on t’aime bien, Ankrel, avait précisé Jozeo, mais parce que nous ne sommes plus que onze et que nous avons besoin de tous les talents. »
Ils avaient également retrouvé son poignard au fond de la faille. Une profonde émotion s’était emparée de lui lorsqu’il avait refermé la main sur le manche concave : c’était avec lui qu’il avait tué ses trois premiers yonks, avec lui qu’il avait connu ses premières vraies sensations de chasseur et d’homme.
« Ça m’intéresse aussi, intervint Mazrel. Je suis devenu le partisan d’un homme dont personne ne m’a jamais vraiment raconté l’histoire. Comment ça se fait que tu la connaisses, toi ?
— Je suis curieux de nature, répondit Jozeo. J’ai demandé à plusieurs anciens et j’ai recoupé leurs versions. J’ai même, c’est dire, consulté la vieille confermée qui m’a appris à lire et à écrire. Un vrai puits de science. Elle en savait davantage sur lui que ses propres frères !
— Et qu’est-ce qu’elle savait ? »
Jozeo se releva et s’avança au centre du petit cercle qui s’était spontanément formé autour de lui.
« Elle ne l’aimait pas. Pas plus que les confermées de Chaudeterre ne nous aiment. Enfin, il ne doit pas rester grand-chose de leur satané conventuel à l’heure actuelle ! Difficile de démêler le vrai du faux dans ses paroles. La part de calomnies, la part de légendes, la part de réalité. Personne n’est plus sûr de rien à vrai dire, pas même les membres du cercle ultime. Il n’était pas un lakcha de chasse, ça, c’est à peu près sûr. Pas vieux non plus, toutes les versions concordent sur ce point. On sait aussi qu’il a disparu un très long temps et que, lorsqu’il est revenu, il a commencé à rechercher et à éteindre les lignées maudites. Les uns disent qu’il a rencontré Maran en personne dans l’arche des origines, d’autres qu’il a seulement reçu des visions, d’autres encore qu’il a découvert les rouleaux où étaient consignés les enseignements de l’enfant-dieu.
— Et toi, qu’est-ce que tu crois ? demanda Mazrel.
— C’est ce que tu crois, toi, qui est important ! dit Jozeo. On n’aura jamais la possibilité de connaître la vérité, il faut donc choisir une vérité à son goût, à son image. La meilleure est celle qui permet d’accomplir sans faiblesse les volontés de Maran.
— Pourquoi les masques, les robes ? lança Ankrel.
— Les masques représentent l’intransigeance, l’inflexibilité du bois et de l’esprit, la robe symbolise la soumission, l’égalité devant la règle. En revêtant l’uniforme, nous cessons d’être des individus pour nous relier au grand corps de Maran, nous devenons une phalange unie, indivisible.
— Les gens disent plutôt que c’est pour nous planquer, fit observer un chasseur aux cheveux roux et grossièrement taillés au couteau de corne. Que nous avons honte de ce que nous sommes, de ce que nous faisons.
— Les gens ? Les mathelles, les confermées de Chaudeterre, ce sont elles qui colportent toutes ces saloperies sur nous ! Elles ont divisé pour régner, elles ont vécu pendant des siècles dans l’unique obsession de consolider leur pouvoir, elles nous craignent comme les umbres parce que nous avons décidé de prendre notre part d’héritage, que leur temps est bientôt révolu. Le premier disciple a défriché le sentier de Maran, l’enfant-dieu qui permit aux passagers de l’arche de survivre et que, pourtant, leurs descendants ont rejeté dans l’oubli.
— Ils lui ont tout de même donné le nom d’un satellite, cria un lakcha.
— Ils ont cru se débarrasser de lui en le reléguant dans le monde des ténèbres, et c’est précisément pour faire à nouveau resplendir sa gloire, sa lumière, que nous le servons. Elles, les confermées, les fentes cousues, elles se moquent de nous, elles nous appellent les couilles-à-masques, mais elles n’ont pas idée de la toute-puissance offerte par le masque et la craine. Ce ne sont pas de simples pièces d’étoffe ou de bois, ils sont emplis de la vigueur de Maran, de la vigueur de l’ensemble des protecteurs des sentiers, les vivants et les morts. »