« Nos frères sont venus sur ce continent à plusieurs reprises. Est-ce que tu en doutes ? Comment aurais-je su pour le puits ?
— Ils sont venus, là-dessus aucun doute, mais combien en sont repartis ? Combien ont revu leur famille ? »
Jozeo eut un rictus qui lui retroussa la lèvre supérieure et dévoila ses dents longues, blanches, parfaites, des dents taillées pour déchirer de la viande crue, songea Ankrel.
« Ah, c’est donc ça, quelques attaches émotionnelles à couper ! Le cercle ultime se serait-il trompé sur ton compte, Mazrel ?
— Peut-être, mais il ne s’est pas trompé sur le tien : t’es bien le plus foutu salopard que j’ai jamais rencontré dans ma fichue vie ! »
Des frissons parcoururent la nuque et le dos d’Ankrel, et les gouttes d’eau fraîche qui se faufilaient par l’échancrure de sa tunique n’en étaient pas les seules responsables.
« De quoi est-ce que tu accuses le cercle ultime ? gronda Jozeo. D’incompétence ou d’indignité ?
— Un peu des deux. J’ai tellement avalé de saloperies, depuis que j’ai pris le masque et la craine, que je n’arrive même plus à me vomir. Mais cette fois ma coupe déborde. Croire qu’on peut chasser les umbres comme des yonks, c’est de la foutaise ! Débrouillez-vous sans moi, tout ça ne me concerne plus.
— Où as-tu l’intention d’aller ?
— Je n’ai plus ma place sur le Triangle, ni dans les domaines ni chez les ventresecs, je vais donc m’installer au bord des grandes eaux, de ce côté-ci. J’ai besoin de solitude. Je ne pourrai jamais réparer les horreurs que j’ai commises, le sang sur mes mains ne séchera pas, mais au moins je respecterai le silence des morts.
— Maran ne… »
Mazrel jeta rageusement sa gourde aux pieds de Jozeo. Elle s’éventra dans un bruit mat et répandit tout son contenu sur le sol.
« Maran ? Je pisse et je chie sur son nom ! Un dieu véritable n’exige pas de pareilles abominations de ses adorateurs ! »
Les deux hommes tirèrent en même temps leur poignard de leur gaine et s’observèrent de chaque côté du puits. Les deux autres chasseurs ne réagirent pas, et Ankrel maudit leur lâcheté. Lui-même restait indécis, écartelé entre des sentiments contradictoires. Une part de lui le poussait à voler au secours de Mazrel, une autre à prendre le parti de Jozeo. Épouser la cause de Mazrel, vers qui penchaient spontanément son cœur, ses sentiments, revenait à abjurer sa foi, à dénuer de sens le viol de la fille dans la grange, le meurtre de la ventresec et de son nourrisson, l’exécution de la yonkine.
Jozeo bondit au-dessus du puits, à l’horizontale, le même genre de saut que celui qui le propulsait sur les yonks sauvages lancés en pleine course mais d’autant plus remarquable qu’effectué sans élan. Mazrel eut un mouvement de recul, pas assez rapide toutefois pour empêcher la lame de son adversaire de lui entailler la base du cou. Dès lors, Ankrel n’eut plus aucun doute sur l’issue du combat. Il vit rouler les deux hommes sur la terre rouge, une nuée de poussière se lever entre les rochers, il entendit une série de chocs sourds, un râle étouffé, un gargouillis, un grognement de victoire.
Jozeo se releva au bout de quelques instants, en sueur, essoufflé, épousseta ses vêtements, fixa tour à tour Stoll et Gehil d’un air interrogateur, puis s’agenouilla tranquillement sur le bord du puits pour laver sa lame et ses mains maculées du sang de son ancien frère. Ankrel observa les deux autres lakchas, aussi immobiles que les pierres du socle des quatre doigts, aussi blêmes que le visage de Mazrel déjà blanchi par la mort. À ces deux-là était passé, et pour un bon bout de temps, le goût de la contestation.
Au crépuscule, ils aperçurent dans le lointain une forme opaque et scintillante qui évoquait une colline isolée mais qui semblait flotter au-dessus du sol. Ils avaient pratiquement chevauché sans interruption depuis les quatre doigts, franchissant des étendues pelées dont les aiguilles translucides n’arrivaient plus à briser la monotonie. Ils s’étaient réfugiés dans un silence qui arrangeait bien les uns et les autres, Stoll et Gehil parce qu’ils n’étaient pas spécialement fiers de leur attitude, Jozeo parce qu’il avait dû éliminer un de ses hommes les plus expérimentés, Ankrel parce qu’il ne parvenait pas à remettre un minimum de calme et d’ordre dans son esprit. Leurs pensées s’étaient délitées dans le roulement des sabots, les sifflements du vent, le souffle pesant des yonks.