Ankrel ne discerna pas d’expression particulière dans les yeux noirs et fendus de la yonkine, seulement le feu tranquille de la vie. Il la frappa à la jugulaire d’un mouvement circulaire et rapide. Elle n’eut pas de réaction de révolte lorsque la lame de corne s’enfonça dans son cou. Comme si elle avait toujours su que ces hommes qu’elle avait sauvés des eaux finiraient par l’exécuter. Elle resta sur ses quatre pattes aussi longtemps qu’elle le put, sans remuer, sans mugir, puis, après qu’une grande quantité de sang eut souillé sa robe claire, elle s’affaissa avec une douceur bouleversante sur la grève rouge.
Ils allumèrent un feu avec les pierres-à-frotter que Mazrel, le premier du groupe à avoir atteint le deuxième continent, avait réussi à préserver de l’humidité pendant la traversée. La mèche s’enflamma au bout de trois tentatives, les branches des buissons et les plantes séchées rejetées par les grandes eaux s’embrasèrent dans une brusque envolée de fumée noire.
Jael atteignait son zénith lorsqu’ils eurent fini de dépecer la yonkine. L’odeur du sang avait attiré des oiseaux, différents de ceux du Triangle, blanc et noir pour la plupart, parfois gris, plus grands et plus agressifs. Les chasseurs leur avaient lancé des pierres pour les éloigner puis, voyant que les volatiles revenaient sans cesse à la charge, ils avaient transporté les quartiers de viande dans un large abri au milieu des rochers.
Ils mangèrent dans un silence maussade, mollement bercé par les vagues. Les gourdes étant vides, ils devraient rapidement trouver de l’eau pour affronter les rigueurs d’un continent aride, aux dires de Jozeo. Avant que la yonkine fût complètement vidée de son sang, ils en avaient recueilli les dernières gouttes dans le creux de leurs mains pour le boire, hormis Ankrel, qui n’aimait pas le goût du sang, et en particulier le goût de
Ils confectionnèrent, avec des branches entrelacées et liées entre elles par des plantes séchées, plusieurs carniers qu’ils tapissèrent d’herbes et qu’ils remplirent des quartiers de viande, une tâche qui leur prit une bonne partie de l’après-midi. Ils décidèrent d’attendre le lendemain matin avant de se mettre en route. Ils ranimèrent le feu en lui jetant des brassées de branches, dînèrent rapidement, attachèrent les yonks dans l’abri et s’installèrent pour la nuit. Avec l’obscurité se déposa une humidité froide, pénétrante, qui éteignit les dernières braises et les empêcha de s’endormir. Ankrel, allongé sur le sol dur, guettait l’apparition de Maran dans le ciel fourmillant d’étoiles.
« Est-ce que nous savons au moins où nous allons ? demanda-t-il.
— En direction de Jael levant, vers l’intérieur des terres, répondit Jozeo, assis un peu plus loin sur un rocher, affairé à se nettoyer les ongles avec la pointe de son poignard. Jusqu’au bord de la grande faille.
— Qu’est-ce qu’on est censés trouver là-bas ?
— Deux choses, trois si tout va bien : la cité de
—
— Les légendes reposent souvent sur un fond de vérité.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pas maintenant, petit frère. Tu as envie de dormir et je n’ai pas envie de parler. »
Ankrel garda les yeux fixés sur le pan de ciel découpé par l’ouverture de l’abri. Il plongea dans un sommeil agité et poisseux au moment où le disque légèrement tronqué d’Aphya déposait un voile blême sur le miroir brisé des grandes eaux.
Ils partirent le lendemain à la première heure après avoir chargé les carniers sur les yonks. Il leur fallut encore batailler contre les oiseaux, de plus en plus entreprenants, jusqu’à ce qu’ils aient parcouru une dizaine de lieues vers l’intérieur des terres. À partir de là, ils s’enfoncèrent dans un paysage désertique où il n’y avait d’autre trace de végétation que des buissons rampants d’une hideuse couleur brune. Le vent s’y faisait plus froid que la brise humide du bord des grandes eaux, mais plus sec, plus supportable. Il soulevait en revanche des tourbillons d’une poussière rouge qui s’infiltrait dans les yeux, dans les narines, dans les gorges, et qui les contraignit rapidement à se couvrir le visage d’un pan de leur vêtement. Des odeurs minérales supplantèrent les relents salins du littoral. Ils traversaient une étendue totalement dépourvue de reliefs, hormis de gigantesques aiguilles translucides qui se dressaient de temps à autre comme les colonnes étincelantes d’un temple à la voûte mauve et infinie.
Ils ne détectèrent aucune présence animale dans les environs, un constat loin d’être rassurant : l’absence de vie allait de pair avec la sécheresse.