Ankrel chevauchait un mâle à la robe sombre qui requérait une attention de tous les instants. Les tourbillons de poussière soulevés par les rafales l’effrayaient, l’entraînaient dans de brusques écarts qui, si son cavalier ne les corrigeait pas tout de suite, pouvaient le précipiter contre ses congénères ou le rendre incontrôlable. Le bout de tissu prélevé sur sa tunique et noué sur le bas de son visage n’empêchait pas la poussière de s’infiltrer dans ses yeux. Il pleurait presque en continu pour expulser les particules qui lui irritaient le dessous des paupières. Mais ses larmes évacuaient aussi la détresse immense qu’il ressentait depuis son réveil et qu’il ne parvenait pas à chasser malgré ses incessantes exhortations intérieures, malgré ses résolutions de la veille, malgré le parfum de miracle dégagé par le retrait des grandes eaux. Il n’était même pas encore entré dans l’âge d’homme que son avenir se confondait avec les chemins balisés par les protecteurs des sentiers. Il avait seulement voulu intégrer les cercles de chasse des lakchas, jouir d’une vie aventureuse sur les plaines du Triangle, rentrer entre chaque expédition à Cent-Sources pour embrasser sa mère et serrer contre lui le corps d’une femme. Ces désirs simples faisaient-ils aussi partie des attaches émotionnelles dont parlait Jozeo ? Devait-il s’oublier lui-même pour devenir un membre anonyme et fiable du grand corps de Maran ? La gloire de l’enfant-dieu valait-elle le sacrifice qu’il exigeait de lui ?
« Là-bas ! cria Jozeo. Les quatre doigts ! »
Il désignait un groupe de quatre aiguilles fines, étincelantes et dressées sur le même socle qui, de loin, évoquaient effectivement les doigts d’une main.
« D’après le cercle ultime, il y a de l’eau là-bas ! »
Ankrel était tellement assoiffé qu’il n’avait même plus de salive à avaler. Il fixa les quatre doigts et estima la distance à une dizaine de lieues. Les tornades de poussière rouge traversaient l’étendue plane comme des danseurs fantomatiques. Se pouvait-il qu’il y eût vraiment de l’eau dans une telle désolation ?
Non seulement il y en avait, mais elle était d’une pureté et d’une fraîcheur incomparables. Ils n’y auraient jamais accédé si le cercle ultime n’avait pas donné des informations précises à Jozeo : aucune végétation ne trahissait la présence d’eau dans les parages et la grosse pierre plate qui recouvrait le puits se confondait avec les rochers parsemés autour du socle des quatre doigts. Les cinq hommes eurent beau conjuguer leurs efforts, ils ne réussirent pas à la soulever. Ils aboutèrent donc plusieurs rênes, accrochèrent une extrémité de la corde ainsi obtenue à une aspérité de la pierre plate, l’autre à la selle d’un yonk, et ils aiguillonnèrent l’animal jusqu’à ce que le puits fût en partie dégagé. Les hommes et les bêtes purent enfin se désaltérer, et certains, dont Ankrel, plongèrent entièrement la tête dans l’eau qui arrivait pratiquement au niveau du sol.
« Je ne sais pas si les bêtes vont tenir bien longtemps, lâcha Mazrel en remplissant une gourde. Elles n’ont rien à manger dans le coin. Et nous, on n’a même plus la possibilité de faire du feu.
— Elles tiendront bien deux jours, fit Jozeo. Et nous, nous mangerons de la viande crue.
— C’est que… on n’est pas des bêtes sauvages, nous autres. »
Jozeo se redressa et lança un regard venimeux à Mazrel.
« Non, nous sommes les fils de Maran. Et pour lui nous serions prêts à manger de la merde au besoin !
— Toi peut-être. Mais pas moi. Ni les autres. Pas vrai, vous autres ? »
Mazrel sollicita du regard Stoll et Gehil, mais là où il s’était attendu à trouver un appui solide, il ne rencontra que des mines fuyantes, des gestes évasifs, des volontés défaillantes. Ankrel vit qu’ils s’étaient tous les trois concertés avant de prendre Jozeo à partie et que Mazrel, qui avait endossé le rôle de porte-parole, se retrouvait tout à coup isolé, en danger. L’air froid s’était chargé de tension autour du puits, les quatre doigts semblaient maintenant lancer des éclairs.
La hauteur des aiguilles translucides avait surpris Ankrel : fines au point d’en paraître fragiles, sillonnées de veines bleues ou brunes, elles culminaient probablement à plus de trois cents pas.
« Qu’est-ce que tu as l’intention de faire, Mazrel ? Retourner sur le Triangle ? » demanda Jozeo d’une voix calme.
La défaillance de ses complices n’arrêta pas Mazrel, qui accorda un bref coup d’œil à Ankrel avant de répondre.
« C’est un peu ça l’idée. S’il prenait l’envie aux umbres de se promener dans le coin, on ne trouverait pas un seul foutu refuge !
— D’après le cercle ultime, ils ne survolent jamais cet axe.
— Il suffirait d’une fois… »
Jozeo vint se poster en face de Mazrel de l’autre côté du puits. Jamais Ankrel ne lui avait vu ce visage sombre, fermé, ce regard aigu, plus tranchant que la lame de son poignard. Ses cheveux teintés d’écarlate par la poussière tombaient sur ses épaules comme des cascades de sang.