Читаем Orchéron полностью

La vitesse à laquelle les errants dépecèrent l’animal sidéra Orchéron. Ils le retournèrent sur le dos puis, tandis que quatre d’entre eux le maintenaient écartelé, deux hommes lui percèrent les jugulaires pour le vider de son sang, l’ouvrirent du haut en bas, le nettoyèrent des intestins et des viscères. Les gestes étaient précis, vifs, les lames de corne parfaitement aiguisées taillaient dans le cuir, dans la chair, tranchaient les cartilages et les tendons des articulations, le désossement s’effectuait sans heurt, sans résistance, dans une harmonie silencieuse qui évoquait un ballet parfaitement réglé. Là où les permanents des domaines chargés de débiter les yonks domestiques s’exécutaient en force, à l’aide de masses, de scies et de haches, les errants s’appuyaient sur une connaissance parfaite de l’anatomie des grands herbivores pour privilégier l’adresse et la douceur. Pas de ahanements intempestifs ni de craquements sinistres, seulement le froissement soyeux des souffles attentifs et des chairs incisées.

« Nous… »

Ezlinn hésita, les yeux rivés sur les pierres brûlantes où cuisaient des morceaux de viande.

« Pour un clan ventresec, il n’y a pas d’injure plus grave que de refuser une de ses femmes. »

Après avoir assouvi leur faim, la plupart des errants s’étaient massés sur le bord extérieur du plateau. C’était la première fois qu’ils poussaient jusqu’aux confins du Triangle, se cantonnant d’habitude aux territoires délimités à l’est par la chaîne de l’Agauer, au sud par l’impénétrable forêt tropicale, au nord et à l’ouest par les plaines infinies, et le spectacle majestueux des grandes eaux orientales leur arrachait des cris de stupéfaction, de ravissement.

« Pourquoi êtes-vous venus me rejoindre, alors ? demanda Orchéron.

— Tu n’es pas ventresec, nos lois ne te concernent pas.

— Ce n’est pas une réponse… »

Orchéron piqua sa baguette de bois taillée en pointe dans un morceau de viande. Il avait déjà dévoré plus que sa part, mais, contrairement aux errants qui se contentaient de rations frugales, il n’était pas encore rassasié.

« Tu n’es pas comme les autres permanents des mathelles, dit Ezlinn. C’est vrai que j’étais fâchée, et les autres du clan, quand tu n’as pas voulu de moi. Le châtiment pour une telle injure est la mort habituellement, mais… »

Elle s’interrompit, cherchant ses mots. Orchéron souffla sur le morceau de viande avant de l’épousseter de ses cendres.

« La mort ? Pour avoir refusé tes avances ?

— La loi des errants dit qu’insulter une femme c’est insulter l’univers entier.

— Je n’ai pas eu le sentiment de t’avoir insultée !

— Je te crois. C’est pour ça que nous avons quitté la grotte en pleine nuit. Pour ne pas avoir à te tuer. Et puis, le lendemain, nous nous sommes dit que nous avions fait une erreur, pas de t’avoir laissé en vie, je veux dire, mais parce que, si les négentes t’avaient envoyé à nous, c’est qu’il y avait une raison, que nous avions quelque chose à apprendre. Nous avons décidé de revenir dans la grotte, mais tu étais déjà parti. Nous avons interrogé les furves, ils nous ont montré l’endroit où tu te trouvais, et…

— Comment ça, montré ?

— C’est de cette façon qu’ils communiquent. Ils ne parlent pas, ils envoient des images à ceux qui peuvent les percevoir. Ils ne nous trompent jamais : la preuve, nous t’avons retrouvé. »

Orchéron commença à mâcher son morceau de viande. Ils étaient tous les deux seuls près des braises qui commençaient à perdre de leur éclat malgré les effleurements du vent. Les autres s’étaient répartis sur les rochers qui bordaient la falaise pour contempler l’agitation des grandes eaux, les arabesques incessantes et colorées des oiseaux.

« Qu’est-ce que je pourrais vous apprendre ? demanda Orchéron.

— Je ne sais pas. Pas encore. Il y a un mystère en toi. La façon dont tu es arrivé ici par exemple. Nous, nous avons eu besoin de deux jours et de deux nuits pour franchir la distance, et pourtant nous sommes bien meilleurs marcheurs que toi.

— Je suis incapable de dire ce qui s’est passé entre le moment où je suis sorti de la grotte et celui où je me suis retrouvé au bord des grandes eaux. J’ai comme des… trous de mémoire.

— Les furves l’ont montré à Arjam plutôt comme une sorte de saut dans le temps. »

Orchéron suspendit sa mastication. Un saut dans le temps…

Cette définition était probablement celle qui collait le mieux à la réalité, qui comblait le moins mal les vides de sa mémoire. Certains épisodes de son existence lui manquaient tout simplement parce qu’il ne les avait pas vécus. Sans doute fallait-il chercher l’origine de ses crises dans ces coupures temporelles, comme si ces dernières engendraient une souffrance qui, trop intense pour se déverser d’un seul coup, s’écoulait à la manière d’une eau filtrée par une retenue.

« Saut dans le temps ou pas, marmonna-t-il, je ne suis pas capable de vous apprendre quoi que ce soit, vu que je n’ai pas la moindre idée de comment ces choses-là arrivent. Je crains que vous n’ayez fait tout ce chemin pour rien.

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