Ce qu'elle risque de voir, cette pauvre chérie, c'est le petit voltigeur sans échelle du Monsieur! Je contrôle plus mes sens, les gars! C'est terrible d'être commak, mais pas moyen de lutter: une vraie maladie de peau! Je voudrais m'empêcher, je peux pas. On peut se retenir de manger, de boire, de payer ses impôts, de dire bonjour à sa concierge, de jouer aux duos, de voter, d'aller aux vêpres, de changer de chemise ou de prêter mille balles à un copain, mais il y a quatre choses que l'homme ne peut absolument pas s'empêcher de faire, c'est de dormir quand il a sommeil, de tousser quand il fait de la trachéite, de se ruer aux gogues quand il a forcé sur le melon et de se farcir une nana lorsque la rage occulte lui prend.
Tout ça pour vous en revenir à mon angoissant problème du moment. En moi c'est l'explosion, le feu d'artifice, le chavirement.
— Allons, Laura, ma petite Laura, ne pleurez plus, je vous en conjure… Je… Je…
Je n'en dis pas plus long car c'est très impoli de parler la bouche pleine. Moi, vous me connaissez? La correction avant toute chose. L'homme moderne manque de plus en plus de galanterie. La muflerie est devenue une attitude, les gars, un parti pris! Faut pas. Réagissez!
En tout cas Laura ne pleure plus. On ne peut pas faire deux choses à la fois: être moine et réussir une mayonnaise!
Seigneur élus, ce que c'est bon! Quelle ardeur! Quelle fougue! Je me dis que jamais j'arriverai à me rassasier; qu'il faudra l'emporter pour la finir à la maison…
Elle s'abandonne, dents serrées, yeux clos, narines pincées. Et moi, vous continuez de me connaître, hein? Vous savez jusqu'où va ma conscience pour peu que je lui donne un coup d'épaule. Je me dis que, tant qu'à faire de commettre une sagouinerie, mieux vaut bien la faire. Un péché réussi est préférable à une bonne action ratée. Comme le disait le Masque de Fer: «Entre deux jumeaux il faut choisir le moindre.»
Ah que c'est beau la nature! Je pose dix et je retiens rien! Le Festival de Cannes à nous seuls, mes amis! Le 14 juillet, plus le 4 juillet (jour de l'Indépendance). Des lampions partout!
Et tout en interprétant mon numéro favori, mes pensées continuent de sourdre. Elles suintent, elles chuintent, elles me susurrent, elles me disent que dans pas longtemps je vais avoir le moral comme une limande avariée. Enfin, bref, du temps passe, nous rapprochant un peu de notre mort. Je conclus. Laura aussi. Nous confrontons nos vues et tombons d'accord.
Je n'ose plus la regarder. Que doit-elle penser de moi! Que doit-elle penser que je pense d'elle! Instant critique, aigu, grinçant, usant, dévastant. Elle soupire langoureusement et profère des paroles qui sont les dernières que j'escomptais.
— Merci, Tony, vous êtes un amour, j'en avais tellement besoin, ça m'a calmé les nerfs.
Je la regarde, n'en croyant ni mes ouïes, ni mes yeux. Je contemple une jeune femme relaxe, presque souriante. Elle vient de s'envoyer
— Venez, mon petit cœur, dis-je brusquement car ce moment d'abandon m'a donné le goût de l'action.
— Où m'emmenez-vous, Tony?
— C'est vous qui allez m'emmener. Je voudrais repérer le camp américain, car tout à l'heure, Béru et moi avons été accaparés par d'autres tâches.
Dit, ça me réussit le Viêt Nam, on dirait. Voilà trois plombes que j'ai débarqué et je me suis déjà offert de sérieuses parties d'extase.
Le taxi nous stoppe non loin de l'entrée du camp. Celui-ci est situé entre le quartier Ho-Kelkon et la place Hono-Mathô-Pé sur une vaste étendue bordée par le fleuve d'une part et la rizière de l'autre. Les U.S.
Nous nous mettons à contourner le siège des troupes ricaines, en marchant bras dessus, bras dessous, comme un couple d'amoureux soucieux de faire un peu de footing entre deux parties de scoubidous.
— Vous voyez bien qu'il n'y a rien à espérer, lamente Laura après que nous ayons parcouru le périmètre complet.
Au lieu de lui répondre, je mate les environs, dos tourné au camp. Au nord il y a un immeuble lépreux au fronton duquel clignote l'enseigne au néon d'un hôtel. A l'ouest se trouvent des docks bordant le fleuve, et au sud s'érigent les ruines de l'ancienne préfecture de police, le palais Houédonk-Pâpon, qui fut dynamité une première fois par les nords-vietnamiens le jour anniversaire du poisson rouge à vessie natatoire incorporée, puis, une seconde fois pour la fête du Têt Deu-Kon.