Je traverse en trombe un espace libre où une bagnole aussi pressée que moi m’évite de peu. Le bitume de la rue semble bouger. Le bruit de milliers de vitres dégringolant à la fois vient apporter une note cristalline au choc énorme provoqué par l’explosion de torpilles de quatre ou cinq mille kilos.
Il y a de moins en moins de monde dehors. Seuls, quelques inadaptés comme moi courent encore à la recherche d’un abri. Par intermittence, des lueurs blanches offrent à mes yeux endoloris par la poussière virevoltante les silhouettes des maisons qui bordent une rue.
Ici, là, oui… Une pancarte blanche aux lettres noires… « Abri 30 personnes ». Peu importe, s’ils sont cent ou plus. Je descends l’escalier en colimaçon qui court entre les deux seules murailles intactes de l’immeuble dans lequel je viens de me précipiter.
Un tour, deux tours, une lampe sourde suspendue au mur par une main bienveillante éclaire le labyrinthe. Quelque chose barre le chemin ! Un gros cylindre gris plus haut que moi ! Il bouche le passage, nom de Dieu ! J’essaie de me faufiler entre lui et le mur. Mais, en regardant mieux, je fais une constatation qui me paralyse : une bombe ! une bombe énorme dont les ailettes déchiquetées prouvent quelle vient de traverser tout l’immeuble de haut en bas. Une bombe d’au moins quatre tonnes qui va sans doute péter d’un instant à l’autre.
Après cette nuit affreuse, je m’apprêtai à poursuivre mon chemin. Deux jours de ma permission avaient été gaspillés et je ne pouvais plus perdre une seconde. J’avisai donc un territorial pour lui demander où je pouvais trouver un transport pour Kassel et Frankfurt. Le type me demanda ma permission et, l’ayant parcourue, me pria de le suivre. Il m’emmena jusqu’à un poste de gendarmerie militaire où je vis disparaître mon titre de main en main. Néanmoins, à travers les guichets vitrés, je ne le quittais point du regard. Je vis qu’on apposait de nombreux cachets sur la feuille que j’avais transportée depuis Aktyrkha. Puis celle-ci revint. Un gendarme, sur un ton administratif, m’annonça que je ne pouvais pas dépasser le secteur de Magdeburg. Étant donné la position de mon corps d’armée, j’étais rendu à l’extrême limite de mon éloignement.
J’étais absolument abasourdi. Mon regard courut d’un gendarme à l’autre. Aucun son ne sortait de ma bouche. Mon désappointement était si grand que la surprise, que j’en éprouvais, le rendait momentanément insensible.
— Oui, nous comprenons votre déception, fit tout de même l’un d’eux qui s’était aperçu de mon émotion. Vous serez bien reçu au centre d’accueil de la ville.
Sans un mot, avec dans la gorge une envie de pleurer, je ramassai la feuille que le gendarme, las de me la tendre, avait posée sur le comptoir, et regagnai la sortie.
Dans la rue où le soleil persistait à luire, je continuai, les yeux ouverts sur ma déception. Des gens me croisèrent et je sentis leurs regards tomber sur moi comme sur un ivrogne. Soudain, j’eus honte. Tremblant de désarroi, je me mis à chercher un endroit où dissimuler ma tristesse. Un peu plus loin les ruines d’un bâtiment détruit m’offrirent leur asile. Je me réfugiai dans le recoin le plus caché. Je me laissai choir sur une pierre. Je portai le carré de papier blanc maculé de cachets à mon regard troublé. Alors je fondis en larmes comme un enfant. Un bruissement me fit relever la tête. Quelqu’un m’avait vu entrer dans les ruines et m’avait suivi, pensant, sans doute, que j’étais un pilleur. Lorsque l’homme vit que je pleurais, il continua son chemin tranquillisé. Fort heureusement, on donnait à cette époque moins d’importance aux larmes d’autrui qu’à quelques tickets de ravitaillement. J’eus donc au moins la chance de rester seul avec ma peine.