Nous arrivâmes donc, le lendemain vers midi, en vue d’une petite localité située à environ quatre-vingt kilomètres au nord-est de Kharkov. Son nom devait être quelque chose comme Oubtenni ou Outcheni. J’ai eu longtemps en mémoire le graphisme des lettres russes qui formaient ce nom, mais aujourd’hui, il s’estompe dans ma mémoire sans que je puisse y remédier. Toujours est-il que cet endroit me rappelle une masse de fumée éclairée par de nombreux incendies. Un combat s’y était déroulé et s’y déroulait encore, à en juger par la pétarade qui nous parvenait.
Le steiner de l’officier, qui nous avait rejoint au kolkhoze, partit en avant tandis que les uns et les autres nous sautions au bas de nos transports. Au sud, à deux kilomètres peut-être, une haie d’éclairs furtifs signalait la ligne de feu. Il nous sembla qu’au sud-est, derrière nous, d’autres combats avaient lieu également. Les combattants qui m’accompagnaient pissaient le long des bosquets, ou grignotaient d’un air résigné et indifférent. Moi qui n’ai cessé d’observer les autres pendant toutes ces années de guerre, je ne suis jamais parvenu à trouver cette Indifférence devant un danger aussi cuisant. Néanmoins, j'essayais de prendre la même attitude pour dissimuler mon angoisse nerveuse. Peut-être en était-il de même pour les autres ? Le steiner revint et deux sous-officiers inscrivirent nos noms sur des fiches. Puis, on nous forma par groupes d’une quinzaine. À la tête de chaque groupe, on plaça un sous-off ou un obergefreiter. Puis le hauptmann grimpa debout sur le siège du steiner et nous adressa une petite allocution à travers les détonations environnantes. Il n’y alla pas par quatre chemins.
— L’ennemi barre le chemin de notre retraite. Le contourner nous forcerait à progresser vers le nord à travers la plaine détrempée où aucun chemin n’est tracé. Cette désorganisation risquerait de nous être fatale. Nous devons donc forcer ce barrage et regagner nos nouvelles positions qui sont maintenant toutes proches.
« Au fur et à mesure que les éléments de notre armée du Don arriveront, ils seront engagés pour maintenir le passage qui est d’ores et déjà ouvert et qui permettra à tous les soldats de se soustraire à l’étreinte bolchevik. Vous allez donc gagner, en bon ordre, les points qui vous seront signalés et que vous devrez tenir jusqu’à nouvel avis. Bonne chance !
C’est à peu près ce que je compris. J’allais évidemment déclarer que je faisais partie du service de transport, mais j’eus honte brusquement de cette idée. Des caisses de munitions furent éventrées et on nous distribua leur contenu à profusion. Mes poches et mes cartouchières furent remplies et on me donna deux grenades défensives, dont j’ignorais le fonctionnement. En file indienne, nous gagnâmes les abords du village que, par moments, une rafale d’obus ennemis incendiait ici et là.
Des groupes circulaient à travers les décombres. D’autres s'activaient autour des nombreux blessés. Des véhicules allemands carbonisés fumaient encore pêle-mêle. Pas un civil n’était visible. Nous fûmes pris en charge par un lieutenant, qui pria nos quelque cinq ou six groupes de le suivre. Nous descendîmes une longue rue à peu près intacte. Une salve passa en sifflant et nous fit nous jeter à terre. Elle s’abattit sur le centre du bourg quelque part à sept ou huit cents mètres derrière nous. Les projectiles ennemis avaient creusé de nombreux entonnoirs sur la chaussée de terre qui s’étalait entre deux lignes de constructions sans trottoir. Ça et là, le cadavre mutilé d’un landser jalonnait la rue.
Nous marchâmes comme cela, en longeant les murs, pendant un quart d’heure. Jusqu’à ce que le bruit des armes automatiques nous parvînt nettement. Une rafale de mortier balaya la rue à cent cinquante mètres devant nous. Nous eûmes un moment d’hésitation. Du mur de poussière qu’avait soulevé le tir ennemi, des silhouettes émergèrent en courant.
—
Nous tombâmes instantanément accroupis ou allongés parmi la pierraille, prêts à ouvrir le feu. Des uniformes feldgrau nous apparurent. Nous nous redressâmes un peu. Les types étaient parvenus jusqu’à nous et se jetèrent à nos côtés. À travers la poussière voltigeante, d’autres arrivaient encore. Plusieurs d’entre eux criaient à perdre haleine. Ces cris étaient indescriptibles. Ils exprimaient la peur, la colère et la douleur des blessés.
Mon regard suivit un soldat sans arme qui tentait de courir tout en serrant sa cuisse droite dans ses deux mains crispées. Il tomba, se releva, puis tomba encore. Deux autres avançaient lentement en chancelant. J’entendis un cri « À moi ! » en français.
Du coup, j’écarquillai les yeux pour percer le tumulte et connaître le malheureux qui parlait la même langue que moi. Une nouvelle salve tomba parmi les fuyards, en éparpillant une dizaine.