Puis, les chars rebroussèrent chemin et nous laissèrent la défense de l'étang. Activés par les ordres de notre lieutenant, nous établîmes des positions précaires pour faire face à toute nouvelle surprise. Alentour, la canonnade continuait. Indifférente à notre exaltation, la nature fit tomber sur nous une fine et douce pluie qui rendit nos terriers fort agréables.
La nuit arriva, tandis que nous échangions des coups de feu avec l'ennemi qui s'était enhardi et s'approchait à nouveau de l'étang. Avec la nuit, la terreur s'empara à nouveau de nous tous. La fusillade avait pratiquement cessé. Notre lieutenant avait envoyé quelqu'un pour s'approvisionner en fusées éclairantes. Au sud-ouest, l'horizon s'éclairait de temps à autre en même temps que nous parvenaient les roulements sourds de l'artillerie. Effectivement, la troisième bataille pour Kharkov battait son plein et nous faisions, sans le savoir, partie de la gigantesque fournaise dont le front s'étendait sur trois cents kilomètres autour de cette ville. Avec la nuit qui était devenue totale et pluvieuse, le combat avait pratiquement cessé pour notre groupe. Derrière nous, on se battait à l'arme automatique. Le fracas nous parvenait à travers le roulement des moteurs de nos véhicules qui devaient se hâter de traverser le barrage russe à la faveur de la nuit. Pas question, pour aucun d'entre nous, de dormir. Nous risquions à tout moment de voir surgir les Ivans à travers l'obscurité. Tous feux éteints, une V.W. déboucha derrière nous. Il y eut une courte explication avec notre chef de groupe. De la V.W. on distribua à quatre types quelques gamelles plates : des mines.
Les quatre gars blêmes eurent l'ordre d'aller les déposer de chaque côté de l'étang pour prévenir un encerclement. Ils s'enfoncèrent dans la nuit et nous les perdîmes de vue.
Cinq minutes plus tard, il y eut un cri rauque sur la gauche. Puis nous dûmes attendre un bon moment, avant de voir réapparaître les deux soldats de droite. Une demi-heure plus tard nous en déduisîmes que les deux mineurs de gauche avaient dû finir sous un couteau russe.
Tard dans la nuit, alors que le sommeil nous assommait, je fus témoin d'une tragédie qui me glaça le sang. Nous venions de balancer une douzaine de grenades au hasard pour prévenir un danger quelconque, lorsqu’un cri déchirant et prolongé monta d'un trou sur ma gauche. Il persistait, comme poussé par quelqu'un qui se débat furieusement. Il y eut un appel au secours qui nous fit sortir de nos tanières. Nous bondîmes une dizaine vers l'endroit d'où montait l'appel. Les éclairs blancs de plusieurs coups de feu trouèrent la nuit dans notre direction. Fort heureusement nous arrivâmes au bord du trou sans que personne ne fût atteint.
Sur le bord, un popov venait de jeter devant lui son revolver et « faisait camarade ». Dans le fond du terrier, deux hommes luttaient farouchement comme dans les westerns. L'un d'eux, le Russe, brandissait un large coutelas et maintenait sous lui un gars de notre groupe qui se débattait avec furie. Deux des nôtres s'emparèrent du Russe qui avait levé les bras tandis qu'un jeune obergefreiter bondissait dans le trou et assénait un coup de pelle sur la nuque de l'autre Russe qui lâcha prise immédiatement. Comme un fou, le fantassin couvert de sang qui avait failli se faire égorger, bondit hors du trou. D'une main, il brandissait tel un dément le couteau du Russe, tandis que, de l'autre, il cherchait à arrêter le sang qui pissait de son cou.
— Où est-il ? Grinçait-il, furieux, où est l'autre ?
En quelques enjambées, il avait déjà rejoint nos deux compagnons et leur prisonnier. Avant que les landser aient pu intervenir, la lame blanche disparut dans la poitrine du Russe, médusé.
— Égorgeur, voyou à couteau ! Braillait-il en cherchant avec des yeux exorbités une autre panse à ouvrir.
Nous dûmes le retenir pour qu'il ne s'aventure pas au-delà de notre ligne.
— Laissez-moi passer, hurlait-il de plus en plus fou, je vais montrer à ces sauvages comment on se sert du couteau !
— Vos gueules ! cria le lieutenant, exaspéré de commander une troupe aussi dépareillée. Descendez dans vos trous avant qu'Ivan ne vous balaie à la mitrailleuse, tas d'abrutis !
Le fou furieux fut traîné vers l'arrière par deux camarades, car il perdait beaucoup de sang. Je regagnai donc le trou que nous partagions à cinq. Je me serais volontiers laissé aller au sommeil, si la fatigue nerveuse qui était en moi ne m’avait empêché de fermer les yeux. Je n’avais pas encore complètement assimilé les émotions de toute cette journée, et, à retardement, une trouille intense me tenaillait.