Nous repartîmes. L’un des blessés était venu prendre la place d’Ernst. Un type au profil bête qui s’endormit presque aussitôt. Dix minutes plus tard, le moteur se mit à toussoter, puis il cala irrémédiablement. La secousse réveilla l’autre porc.
— La mécanique est
— Non, fis-je d’un air goguenard, nous n’avons plus d’essence.
— Merde alors, comment allons-nous faire !
— Nous allons continuer à pied. Par ce beau soleil, ce sera délicieux. Les plus valides soutiendront les grands blessés.
La mort de mon camarade m’avait rendu brusquement cynique. J’étais presque heureux que d’autres puissent souffrir également. L’autre tourna son groin vers moi et me toisa de la tête aux pieds.
— Tu n’y penses pas, nous sommes tous grelottants de fièvre !
C’est surtout sa gueule qui me rendait furieux. Cette andouille ne s’était sans doute jamais posé de questions. On l’avait envoyé à la guerre qu’il avait dû faire sans y penser. Puis un obus popov lui avait pété au ras du pif et il s’était senti percé d’éclats. Je suis sûr que c’est tout ce qu’il était capable de traduire de cette gigantesque affaire. Depuis, il roupillait et bouffait les sulfamides qu’on lui avait distribués.
— Alors, vous resterez ici, en attendant de l’aide ou les Ivans. Moi je fous le camp.
Je courus à la ridelle arrière et l’abattis d’un seul coup. En deux mots, j’expliquai la situation. Ça sentait mauvais là-dedans. Les pauvres types étaient dans un état déplorable. Certains n’entendirent même pas mes paroles. Un moment, j’eus honte de ma rudesse. Mais qu’y avait-il d’autre à faire ! Sept ou huit soldats hâves se redressèrent. Leurs traits étaient incroyablement tirés. Une barbe hirsute couvrait leurs joues creuses. Leurs yeux brillaient comme allumés par une forte fièvre. Écœuré une fois de plus, je n’osai plus insister pour qu’ils cheminent à pied. Lorsqu’ils furent au bas du camion, ils s’entretinrent du sort des autres.
— Inutile d’essayer de les mettre debout, murmura l’un d’eux. Partons sans les prévenir, ce sera moins pénible. Peut-être qu’un secours leur arrivera. Il y a encore du monde derrière nous.
Notre lamentable caravane se mit en route. Mon esprit était hanté par l’idée des moribonds que nous avions abandonnés dans le Tatra. Bon Dieu, que pouvions-nous faire d’autre !
J’étais le seul valide et le seul à être armé. J’avais proposé le fusil de Neubach, mais personne ne voulut s’en encombrer. Quelque temps plus tard, un side-car bouillasseux nous rattrapa. Deux soldats, appartenant à une unité blindée, le montaient. Il s’arrêta à notre hauteur sans que nous l’ayons hélé. Deux braves gars. L’un d’eux céda sa place à un de nos éclopés, ramassa son fourniment et décida de continuer à pied avec nous. Finalement, le side-car chargea, les uns sur les autres, trois blessés.
Enfin un garçon vigoureux et sympathique, ne serait-ce que par son geste humain, marchait à mes côtés. Je ne connus pas son nom. Nous eûmes évidemment une large conversation. J’appris ainsi que l’offensive russe s’était brusquement développée et que, dans cette vaste région, nous pouvions à tous moments être croisés par des unités motorisées soviétiques. J’avalai une fois de plus ma salive ! Ce grand lascar avait l’air sûr de lui et de toute notre armée.
— Notre offensive va reprendre incessamment. Le printemps est là, maintenant, nous rejetterons les bolcheviks au-delà du Don et de la Volga.
Ce n’est pas croyable ce qu’il peut être agréable d’entendre quelqu’un d’enthousiaste et de confiant lorsque soi-même on s’est cru perdu. Le ciel, à coup sûr, m’envoyait ce grand feldgrau pour me remonter le moral. J’aurais évidemment préféré que Neubach fût vivant. Mais on doit rester humble, repentant et reconnaissant envers l’au-delà. Et puis, c’est moi qui aurais dû conduire à la place d’Ernst !
Dans la soirée, nous atteignîmes une ferme isolée en rase campagne. Nous eûmes quelques hésitations avant d’y aller. Souvent les partisans s’abritaient dans des bâtisses de ce genre.
D’ailleurs, ils ne pouvaient choisir que les mêmes endroits que nous. Pour tout combattant, la vue d’un toit est toujours un refuge.