Deux d’entre eux continuèrent à courir jusqu’à nous, malgré le danger qu’il y avait à demeurer debout. Ils bondirent dans une porte qu’ils enfoncèrent sur le coup. Ils restèrent dans le chambranle en criant à tue-tête des imprécations en français.
Stupéfait, inconscient de ce qui pouvait m’arriver, je m’élançai au travers de la rue dans leur direction. J’arrivai comme une trombe, les bousculant presque, sans qu’ils me portent attention.
— Hé ! fis-je en secouant l’un d’eux par son harnachement, vous êtes français ?
Ils se retournèrent ensemble et ne m’accordèrent qu’un bref regard. Leurs yeux ne pouvaient se détacher du bout de la rue où un nuage de poussière se mêlait à la fumée du début d’incendie d’une des maisons.
— Non ! Division « Wallonie », me répondit celui qui était le plus près sans détourner son regard de l’horizon fumant.
Une série d’explosions nous fit plisser les paupières et rentrer la tête dans notre col.
— Ces ordures nous tirent comme des lapins. Ils ne font aucun prisonnier. Fumiers ! lança-t-il.
— Je suis français, fis-je avec un sourire incertain.
— Alors, fais bien attention à toi, ils ne font pas de prisonniers parmi les volontaires.
— Mais je ne suis pas volontaire !
Une nouvelle salve d’obus de mortier remonta la rue en notre direction. Un toit se désintégra à vingt mètres devant nous. Le sifflet de la retraite m’obligea à rompre la conversation avec les deux Belges. À bride abattue, nous refaisions, en sens inverse, le chemin que nous venions de parcourir. Une rafale de mitrailleuse claqua derrière nous. Deux ou trois landser virevoltèrent sur eux-mêmes en gueulant comme des bêtes à l’abattoir. Nous piétinâmes presque les deux servants d’un spandau qui ne parvenaient pas à établir un tir, à cause de notre groupe qui lui bouchait la vue.
Les groupes venaient d’atteindre une rue perpendiculaire et s’égaillaient parmi les ruines. Le lieutenant siffla le regroupement. À ce moment, surgirent deux silhouettes grises de Mark‑3. Ils s’avancèrent jusqu’au lieutenant, qui, planté au milieu de la rue, leur faisait de grands signes. Après un bref contact, ils obliquèrent dans la rue que nous venions de quitter et s’avancèrent au-devant des bolcheviks. Le lieutenant essayait de nous regrouper par de grands gestes furieux. Il y parvint enfin et nous nous mîmes à suivre les monstres d’acier qui avançaient dans le chaos de la rue avec un vacarme infernal. Leurs canons et mitrailleuses hachaient l’air de leurs claquements précipités. Dire la frousse qui s’empara de moi est impossible. Sautant d’une encoignure à un tas de gravats, je suivais l’avance à travers cet enfer sans comprendre pourquoi j’étais là, l’esprit en folie, incapable de distinguer sur quoi je devais tirer.
Par moments, nos chars disparaissaient dans un volcan de poussière, de fumée et de feu et réapparaissaient, toujours crachant leurs projectiles. Nous dépassâmes bientôt l’endroit où nous avions progressé tout à l’heure. Nous débouchâmes, au pas de course, sur une étendue bordée de maisons paysannes en bois. Au centre il y avait un étang. Les chars le contournaient maintenant et pulvérisaient tout sur leur passage. De l’autre côté, des silhouettes bien visibles couraient en tout sens. En un rien de temps, nous prîmes position au bord de l’étang et ouvrîmes un feu nourri sur l’ennemi en fuite. Une autre compagnie allemande déboucha, sur la droite et attaquait, au lance-grenades, une maison ou l’ennemi semblait s’être retranché.
Les chars étaient maintenant de l’autre côté de la pièce d’eau et passaient au laminoir la position prise aux Russes. J’eus l'occasion de tirer enfin, à trente mètres, pas plus, au groupe de popovs qui décampaient de la maison attaquée au lance-grenades. Une dizaine de mausers entrèrent en action. Pas un des Russes ne se releva. Le fait d'avancer et de nous sentir soudainement maîtres de la situation nous avait, malgré tout, stimulés. Nous venions de bousculer l'ennemi, pourtant supérieur en nombre, comme partout en Russie, et nous nous sentions des ailes.
Le fracas des explosions, les gémissements des blessés nous incitaient à massacrer ces Ivans, responsables de tant de blessures encore béantes. Une armée qui attaque est toujours plus apte à l'enthousiasme et réussit de ce fait des prodiges. Il en était surtout ainsi pour l'armée allemande, créée pour l'offensive et dont le système de défense consista à ralentir l'ennemi par des contre-offensives. Quelques landser approchaient maintenant un canon d'un pouce et demi pris à l'ennemi et se hâtaient de le mettre en batterie. Une liaison rapide fut établie entre nos deux chars et les artilleurs improvisés qui déversèrent la totalité des obus pris aux Russes sur des endroits bien précis.