J’avais repris les commandes depuis deux minutes. Ernst me tapa sur l’épaule.
— Arrête, petit, tu vas bousiller quelqu’un si cela continue, passe-moi le volant.
— Mais c’est à moi de conduire, Ernst, je fais partie du train auto.
— Peu importe, donne-moi cela, tu ne t’en sortiras jamais.
Effectivement, j’avais beau m’appliquer de mon mieux, ce maudit camion roulait par secousses et en zigzag.
Nous arrivâmes à la sortie du patelin. Une file interminable de voitures de toutes sortes faisaient la queue pour avoir du carburant. Alentour des milliers de soldats piétinaient sur le côté de la file. Un feldgendarme se précipita pour nous arrêter.
— Pourquoi ne vous mettez-vous pas à la queue comme tout le monde ? ordonna-t-il.
— Il nous faut passer en priorité, Herr Gendarm, nous transportons des blessés. C’est ce qu’on nous a dit à l’infirmerie.
— Des blessés, des blessés graves ? fit le flic avec l’air soupçonneux de tous les flics du monde.
— Évidemment, fit Ernst qui n’exagérait rien.
Le con de flic alla tout de même jeter un coup d’œil sous la bâche.
— Ils n’ont pas l’air tellement malades, marmonna-t-il.
Une rumeur furieuse monta de sous la bâche accompagnée d’une bordée de jurons. Seuls les blessés s’offraient de temps à autre le privilège d’insulter la flicaille qui, comme chacun sait, n’existe que pour emmerder le pauvre citoyen, qu’il soit militaire ou civil.
— Fumier de délivrance de vache ! mugit un type à qui il manquait une partie de l’épaule. Ce sont des pourris comme toi que l’on devrait faire monter sans arrêt en ligne. Laisse-nous passer ou je t’étrangle de la seule main valide qui me reste.
Le landser fiévreux s’était redressé malgré la douleur qui endiguait ses mouvements et le rendait atrocement pâle. Il aurait été bien capable de mettre sa menace à exécution.
Le con rosit et sentit son courage fondre devant cette vingtaine d’éclopés. Il y a loin entre le con fanfaron – qu’il soit schupo ou flic parisien, londonien, belge – qui dresse une contravention à un petit bourgeois chiasseux parce qu’il a grillé un feu rouge, et le con, même à l’arrière d’un champ de bataille, qui a affaire à des lascars tenant leurs tripes à pleines mains ou ayant sorti celles d’un autre avec un bout de ferraille baptisé baïonnette. Sa hargne se transforma en un petit sourire figé.
— Fichez-le-camp ! lança-t-il d’un air de s’en foutre. (Les flics ne s’en foutent jamais, à moins qu’ils aient peur, c’était son cas.)
Quand le camion eut fait un tour de roue, il lâcha enfin son fiel.
— Allez crever ailleurs ! lança-t-il.
Nous eûmes des difficultés à nous faire distribuer trente litres d’essence. Le camion les bouffait facilement à l’heure. Néanmoins, nous fûmes fort heureux de les prendre et de quitter cette cohue. La route bourbeuse possédait tout de même un faible revêtement qui d’ailleurs manquait à certains endroits par dizaines de mètres carrés. Là, les fondrières aux profondeurs imprévisibles étaient à éviter. Nous roulions tantôt sur cette fameuse grande voie soviétique, tantôt sur le côté, voire dans la prairie voisine.
Loin sur notre droite, un convoi essayait d’avancer sur une voie parallèle.
Dix kilomètres plus loin, nous tombâmes sur une troupe d’infanterie motorisée. Les types étaient sur le pied de guerre et semblaient attendre les Soviets plutôt que leurs compagnons d’armes. Un barrage de flics nous stoppa à nouveau. Comme des cons, en quête d’une erreur que nous aurions pu commettre. Ils inspectèrent tout le camion, ils vérifièrent nos livrets, s’assurèrent de notre destination…, mais là, ils durent nous renseigner. L’un de ces grincheux fut obligé de compulser le registre qu’il avait suspendu autour de son cou. D’un ton de chien qui aboie, il nous indiqua que nous devions bifurquer à cent mètres et nous diriger vers Kharkov. Ce que nous fîmes à regret car la route redevenait dans cette direction un infect bourbier.
Avançant à trente à l’heure, nous aurions tôt fait d’épuiser notre maigre réserve d’essence. Avec angoisse, nous dépassions sans arrêt des véhicules abandonnés dans la boue, en panne de mécanique ou d’essence. Nous fûmes bientôt arrêtés par une cinquantaine de landser à pied, incroyablement crottés. Ils prirent d’assaut le camion. Parmi eux, il y avait des blessés. Certains s’étaient débarrassés de leurs pansements en putréfaction.
— Une place, les gars ! demandaient-ils tous, en grimpant de force.
— Vous voyez bien que nous sommes déjà archipleins. Allons, dégagez ! insista Ernst.
Impossible de s’en débarrasser. Les types s’engouffraient par la plate-forme arrière et piétinaient nos blessés pour faire de la place. Ernst et moi nous nous mimes à gueuler. Rien n’y fit. Ils s’empilaient partout.
— Emmène-moi, pleurnichait un pauvre diable dont les mains sanguinolentes s’accrochaient à ma portière. Un autre brandissait une permission déjà presque écoulée. L’arrivée d’un steiner, suivi de deux camions, remit de l’ordre. Un capitaine S.S. descendit du steiner.