— Qu’est-ce que c’est que ce tas de vaches ! Vous êtes tombés en panne au milieu du chemin. C’était fatal ! Vous êtes une centaine là-dedans.
Déjà les bouseux s’égaillaient sans demander leur reste. Ernst s’avança et se planta au garde-à-vous. Puis il expliqua la situation au capitaine.
— C’est bon, fit celui-ci, prenez cinq soldats, parmi les blessés, en plus. Nous en prendrons cinq également. Les autres continueront à pied et seront ramassés par les convois qui suivent. Allons, en route !
— Herr Hauptmann, ajouta Ernst, nous serons à court de carburant d’ici à quelques minutes.
Le capitaine fit signe à un des soldats du steiner de nous porter une nourrice de vingt-cinq litres. Le temps de vider le récipient dans le réservoir et nous nous remîmes en route à la suite de l’officier bienveillant.
Plus loin, nous rencontrâmes encore de nombreux bougres, piétinant dans la gadoue. Malgré leurs supplications, nous continuâmes sans nous arrêter. Vers midi, nous atteignîmes, avec notre dernière goutte d’essence, un bourg dans lequel on regroupait une unité pour monter en ligne. Il s’en fallut d’un poil que je ne devienne fantassin avant l’heure. Nous dûmes attendre jusqu’au lendemain matin pour toucher, par une combinaison que Neubach avait réussi à mettre au point, vingt litres de carburant. Nous allions repartir, lorsque notre oreille fut désagréablement surprise. Au loin, très au loin bien sûr, le bruit du canon se faisait entendre. Comme nous pensions avoir sérieusement distancé le front, nous fûmes très étonnés en même temps que très inquiets. Nous ignorions que nous suivions une ligne parallèle à la ligne du front : Bielgorod, Kharkov. Je ne devais l’apprendre que beaucoup plus tard.
Néanmoins nous nous remîmes en marche sans tarder. Nous dûmes, au préalable, descendre deux mourants de notre camion pour recharger trois autres types éclopés. C’est à partir de 15 ou 16 heures que tout se gâta de nouveau.
Nous formions une petite colonne d’une dizaine de véhicules. Le camion où je me trouvais était à peu près au milieu. Nous venions de traverser une section blindée dont les chars avançaient à la façon des bestioles envasées que la mer découvre à marée basse. De toute évidence, ils se rendaient au-devant d’un ennemi sans doute très proche. Malgré le bruyant échappement de nos camions, le grondement de l’artillerie nous arrivait de notre gauche. Ernst et moi, nous échangions des regards qui en disaient long sur notre inquiétude. Nous fûmes stoppés par des gars qui mettaient en batterie un canon antichar.
— Foncez, les gars ! cria un officier, alors que nous avions ralenti, les Ivans ne sont pas loin.
Cette fois nous étions renseignés. Je me demandais vraiment comment les Russes, que nous avions laissés à au moins cent cinquante kilomètres derrière, pouvaient être présents en ces lieux. Ernst, qui conduisait sans cesse, força l’allure du Tatra. Devant nous, les cinq ou six autres bagnoles en avaient fait autant. Soudain, dans le ciel, apparurent cinq avions à une altitude moyenne. Je les fis immédiatement remarquer à mon ami.
— Des « Yak », cria Ernst. Il faut nous mettre à l’abri.
Partout, alentour, il n’y avait que de la boue avec, de-ci, de-là, un boqueteau grêle et dérisoire. Dans le ciel, il y eut un « tac-tac-tac ! ». La colonne accéléra vers un médiocre repli de terrain où elle pensait échapper au rase-motte des avions soviétiques. À travers les cahots et les projections de boue, je m’étais penché à la portière pour mieux voir. Là-haut un combat aérien se déroulait. Deux « Focke Wulf » avaient surgi et descendaient sur leur passage deux « Yak » qui s’écrasèrent loin à l’ouest.
Presque jusqu’à la fin de la guerre, l’aviation russe n’a jamais réussi à tenir tête à la Luftwaffe. Même en Prusse, où elle fut la plus active, l’apparition d’un seul « Messerschmitt-109 » ou d’un « Focke Wulf » faisait fuir une dizaine d’« Ilyouchine » blindés. Autant dire qu’à cette époque, où l’aviation allemande possédait encore des réserves importantes, les pauvres pilotes moujiks n’étaient pas à la fête.
Deux des trois derniers « Yak » venaient de prendre la fuite, poursuivis par les nôtres, lorsque le dernier piqua droit sur le convoi. À sa suite, un des « Focke Wulf » venait de décrocher et essayait visiblement de mettre le popov dans son collimateur.
Nous atteignions le léger repli, lorsque déjà le soviétique s’alignait en rase-motte pour son mitraillage. Devant nous, les camions stoppaient net et, par toutes les ouvertures, les hommes les plus valides bondissaient dans la gadoue. Comme je tenais depuis quelques secondes la porte du Tatra entrouverte, je n’eus aucune difficulté à sauter à pieds joints dans la mélasse : je plongeai en même temps que les « tac-tac-tac ! » se répercutaient dans l’espace.