À l’intérieur du camion, les blessés, pêle-mêle, n’étaient pas morts malgré les péripéties du voyage. Les pauvres types ne soufflaient mot. Leurs pansements sordides marquaient çà et là les traces d’une nouvelle hémorragie. Tant bien que mal, malgré la fatigue qui accélérait nos pulsations, nous les fîmes descendre et remonter, à part l’un d’eux à qui il manquait une partie des deux jambes. Ils réclamèrent seulement à boire. Sans savoir si cela leur était permis, nous leur donnâmes autant d’eau ou de gnôle qu’ils le désirèrent. Nous eûmes certainement tort. Plus loin, deux de ces moribonds moururent.
Nous les enfouîmes dans la boue avec simplement un bâton où fut suspendu leur casque pour marquer leurs sépultures. Ernst et moi, nous tâchâmes alors de trouver un peu de sommeil. Recroquevillés dans la cabine, les tempes battantes, nous n’y parvînmes pas. Pendant deux longues heures, nous évoquâmes ainsi les souvenirs de paix. Ce fut le pilote du tank qui, comme il l’avait prévu, donna l’ordre du départ. Le soleil était maintenant au zénith. Il faisait beau et de gros blocs de neige encore suspendus dans les fourches des branches fondaient lentement.
— Hé, hé, murmura-t-il, notre général nous a plaqués pendant notre sommeil : monsieur veut sans doute continuer à pattes !
Effectivement, le sous-off était parti. Peut-être avait-il grimpé à bord d’un des véhicules qui nous avaient dépassés pendant notre repos.
— Le fumier est parti faire son rapport, tonna le tankiste. Si je le croise en chemin, je l’aplatis sous mes chenilles comme un vulgaire bolchevik.
Nous mîmes un certain temps pour dégager nos deux véhicules de l’endroit où nous les avions fourrés. Néanmoins, nous arrivâmes, deux heures plus tard, à un bled dont j’ai oublié le nom mais qui se trouvait à encore dix kilomètres de Bielgorod. Il était bondé de soldats de toutes les armes. Les quelques rues, bien perpendiculaires, bordées de maisons basses faisant penser à une tête sans front dont les cheveux se confondraient avec les sourcils, étaient vertes de feldgrauen. Une grande quantité de matériel roulant, couvert de boue, s’acheminait au milieu des landser gueulards dont la plupart recherchaient leur régiment. La route était devenue plus praticable, du fait qu’elle possédait un sommaire revêtement.
Le char nous décrocha et notre Tatra dut prendre en charge les quelque huit ou dix gars du génie qui auparavant voyageaient sur le Mark-4. Égaré à travers ce flot de militaires, j’avais arrêté le camion et je recherchais du regard ma compagnie. Deux feld-gendarmes m’indiquèrent qu’elle avait continué en direction de Kharkov. Mais ils n’en étaient pas trop sûrs et m’aiguillèrent vers le centre de regroupement installé à bord d’un semi-remorque tenu par trois officiers qui s’arrachaient les cheveux. À force de gesticuler, je parvins à m’approcher des trois galonnés et à leur poser ma question à travers mille autres.
Pour toute réponse, je me fis engueuler et traiter de traînard. Je reste persuadé que, si ces lascars en avaient eu le temps, ils m’auraient envoyé en conseil de guerre, pour avoir rompu avec mon groupe. Une pagaille incroyable régnait. Les landser mi-furieux, mi-rigolards, envahissaient les baraques des popovs.
— Allons dormir, en attendant que ça se tasse, disaient-ils.
Ils ne demandaient qu’un coin sec pour s’étendre. Malheureusement, nous étions si nombreux dans chaque isba que les Russes devaient presque sortir pour permettre à une centaine de fantassins de s’allonger à même le sol.
Ne sachant plus ce que je devais faire, je rejoignis Ernst qui, de son côté, était parti aux renseignements. Il n’avait réussi à trouver que l’infirmerie volante et avait rappliqué auprès du Tatra avec un infirmier. Ce dernier visitait notre chargement de blessés.
— Ils peuvent continuer comme cela, lâcha-t-il.
— Comment ! s’insurgea Ernst, mais nous en avons déjà enterré deux. Il faut refaire leurs pansements.
— Ne vous entêtez pas stupidement, dit l’infirmier. Si je les signale comme « urgence », ils devront attendre leur tour assis dans la rue. Dans moins de temps, vous aurez atteint Bielgorod. Et vous échapperez ainsi à la tenaille qui se referme sur nous.
— Mais certains vont peut-être encore mourir, fit Ernst en baissant la voix pour que les blessés ne l’entendent pas.
— Bah ! qui sait où nous allons tous mourir les uns et les autres ? Croyez-moi, filez avec vos blessés vous passerez plus facilement.
— Mais la situation est-elle si grave ? questionna Ernst.
— Oui, elle l’est, dit simplement l’infirmier en s’éloignant.
Nous nous retrouvions, Ernst et moi, consternés, avec la lourde responsabilité d’une vingtaine d’éclopés attendant depuis plusieurs jours des soins valables. Aux questions des pauvres types, qui nous demandaient, entre deux grimaces de douleur, si nous allions bientôt les hospitaliser, nous ne savions que répondre.
— En route ! décida Ernst le front soucieux. Il a peut-être raison. Si j’avais pensé que nous en arriverions là…