Seule une précipitation plus accrue que jamais aurait dû nous laisser pressentir ce nouveau danger. Depuis deux jours, l’évacuation battait son plein. Depuis deux jours, les landser, à pied ou chargés en grappes sur les véhicules nous abandonnaient. Bientôt, seule une petite section du Panzergruppe demeura sur notre cantonnement désert. Le passage des véhicules et des hommes dû au reflux de nos troupes avait, cette fois-ci, transformé le terrain de la Luftwaffe en un effroyable bourbier. Imaginez des milliers de camions, tanks, chenillettes, chevaux, troupiers, défilant pendant deux jours et deux nuits sur un terrain déjà défoncé, sillonné de ruisseaux de boue !
J’étais donc, au beau milieu de cette mélasse, en train de regrouper tout ce qui n’avait pu être évacué. Ceux du génie travaillaient avec nous et s’apprêtaient à dynamiter un important tas de munitions que nous avions amassé contre les baraquements, sur les carcasses de huit camions démantelés. Vers midi, nous fîmes un feu d’artifice que n’importe quelle municipalité nous aurait envié. Traîneaux, chariots, bâtiments, tout fut dynamité et incendié. Ce fut très exaltant. Deux gros obusiers, que les tracteurs n’avaient pas réussi à arracher à la boue, furent chargés d’un projectile ne convenant pas à leur calibre. Dans le tube on glissa toutes sortes de choses plus ou moins explosives, puis on referma tant bien que mal la culasse. Sous la déflagration, les pièces s’ouvrirent en deux, projetant à la ronde une grêle de ferraille mortelle.
Je ne sais pas comment nous n’avons pas péri lors de ce déblayage ! Nous étions animés d’une joie sadique. Dans la soirée, les spandaus arrêtèrent quelques patrouilles soviétiques sans doute venues aux renseignements. Une heure avant de quitter les lieux définitivement, nous essuyâmes un léger tir d’artillerie qui nous causa quelque émoi. Puis nous partîmes.
En cours de route, je perdis mon premier vrai ami, Ernst Neubach, dans des conditions stupides.
Après un léger tir d’artillerie, les troupes de couverture du Panzergruppe signalèrent de nombreuses pénétrations ennemies sur nos anciennes positions. L’ordre d’un départ précipité fut donc donné. Nous, n’étions plus en mesure de contenir les Russes plus longtemps. Comme je tournais en rond, traînant mon misérable paquetage d’une flaque d’eau à l’autre et me demandant sur quoi j’allais embarquer, le feld de notre groupe me désigna la cabine d’un camion pris à l’ennemi.
— Saute aux commandes, gueula-t-il, nous foutons, le camp !
Tout soldat de la Rollbahn était censé savoir conduire.
Pour ma part, j’étais vraiment un novice, j’avais bien eu quelques notions de conduite pendant que je faisais mes classes en Pologne mais sur des engins tout différents.
Néanmoins, il n’était pas séant de discuter les ordres dans la Wehrmacht. Je bondis donc dans la cabine du Tatra. Un tableau de bord gris présentait quelques petits cadrans dont les aiguilles pendaient lamentablement vers le bas, quelques boutons et des inscriptions rédigées en caractères inconnus. Les gars du génie finissaient d’amarrer la lourde chaise au cul du Mark-4. Dans un instant nous allions démarrer. Il fallait que je foute, coûte que coûte, cette maudite mécanique en marche. Une seconde, je songeai à quitter le siège et à avouer mon incapacité. Je me repris, pensant qu’ils seraient bien capables de me coller une besogne plus difficile, ou bien de me laisser l’avaler à pied, voire de m’abandonner ici.
Rester sur place, c’était tomber entre les mains des bolcheviks. Cette pensée me glaça et je me mis à tripoter fébrilement et au hasard les boutons de commande. À ce moment le miracle se produisit. Comme je jetais un coup d’œil désespéré à l’extérieur, mon regard croisa celui d’Ernst, qui cherchait visiblement une place parmi les véhicules bondés. J’étais sauvé.
— Ernst, criai-je, viens ici, il y a de la place !
Le brave type sauta à bord tout joyeux.
— J’étais prêt à grimper avec les copains sur l’arrière du char, dit-il, merci de m’offrir ce siège.
— Ernst, est-ce que tu connais ces engins-là ? lui demandai-je comme une prière.
— Filou, tu t’es embarqué là-dessus et tu n’y connais rien, fit-il en souriant.
Je n’eus pas le temps de lui expliquer : déjà le puissant moteur du char auquel nous étions attelés hurlait. À la hâte nous tirions les manettes. Le tankiste de la tourelle me faisait signe d’embrayer en même temps que le char afin d’éviter les secousses pour les blessés que nous transportions.
Je sentais déjà les gifles qu’allait me distribuer le sous-off qui était là, planté, en train de vérifier la manœuvre lorsque je serais obligé d’abandonner le véhicule qu’il m’avait confié. Neubach venait de tirer une poignée sous le tableau de bord, lorsqu’il me sembla que quelque chose vrombissait sous le capot. J’appuyai à fond sur l’accélérateur. Le moteur pétarada enfin.