En moi-même, je songeais aux deux petits points noirs que j’avais aperçus dans mon demi-sommeil. Il y avait du vrai dans ce qu’avait dit le lieutenant, mais on ne s’y attendait pas. Nous n’avions pas encore pris contact avec les vrais dangers de la guerre. Et puis, nous étions tous fatigués par le manque de sommeil, fatigués d’avoir froid, fatigués de cette interminable randonnée, et surtout, ce qu’on ne peut imaginer facilement, nous étions dans un état de crasse repoussant. Nous étions trop frigorifiés pour nous laver en quelques minutes pendant les arrêts. En outre, il était difficile de trouver de l’eau par 25° au-dessous de zéro. Nous étions obligés d’aller chez les paysans pour leur en demander. Ils ne comprenaient rien. Alors il fallait agir sans leur autorisation et sous leurs yeux agrandis de stupeur. Tout cela prenait du temps. Ce temps nous ne pouvions le trouver que le soir à la nuit noire. En fait, quand le convoi s’arrêtait, nous étions harassés et nous ne songions qu’à dormir.
J’avais beau retourner toutes ces excuses dans ma tête, cela ne ramenait pas à la vie les camarades morts sous les coups des avions communistes. J’étais atterré à la pensée qu’à trois camions près c’était le nôtre qui sautait ! Sans avoir été blessé, j’avais déjà conscience de ce que cela pouvait être douloureux. J’avalai ma salive…
— Bon Dieu ! dis-je en me rapprochant de la vitre, qu’il en revienne d’autres, je saurai bien les voir !
L’estropié du genou me regarda avec cet air goguenard qu’il avait constamment.
— Regarde aussi dans le rétroviseur, tu sais, ils peuvent venir par-derrière !
Il ricanait presque…
— Vous me prenez pour une tête en bois ! (Cette expression s’emploie souvent en allemand et signifie à quelque chose près tête de con.) Qu’est-ce qu’il faut faire d’après vous ?
Sans changer d’expression, il haussa les épaules :
— Oh ! tu sais, il n’y a pas grand-chose à faire. Quand je me suis fait casser le genou, c’est à ma tête que je faisais attention ; le mieux serait de repartir dans l’autre sens…
— C’est ça ! et laisser tomber les copains qui crèvent de froid et de faim en première ligne.
L’autre me regarda. Un instant, il cessa de sourire, puis son visage se détendit à nouveau, et il ajouta avec la même désinvolture qu’au début de la conversation.
— Ils n’ont qu’à faire, comme je le disais, demi-tour, droite ! lança-t-il en imitant l’ordre du feldwebel.
— Vous n’y songez pas, lui dis-je en fronçant les sourcils. Les bolcheviks en profiteraient. C’est impossible, la guerre n’est pas finie, vous n’avez pas le droit de penser cela.
Il me regarda plus directement.
— Ah, tu es trop jeune. Tu crois que je parlais sérieusement. Mais non, il faut y aller et vite, plus vite.
Il accéléra pour justifier ses dires.
— Je suis trop jeune ! Vous m’emmerdez tous à me dire ça. Il n’y a pas que les types de votre âge qui soient capables d’être soldats. La preuve, c’est que je porte la même tenue que vous.
Je ne pensais pas sérieusement ce que je disais avec un air si furieux, je n’arrivais pas à croire que j’étais là parmi tous ces soldats.
— Si tu n’es pas content, change de taxi, lança l’autre en riant franchement.
De toute évidence, il ne me prenait pas au sérieux. Je fus bien obligé de me taire. J’étais furieux et triste. Je m’étais fait gifler pour manque de vigilance, et maintenant on m’engueulait parce que je voulais me racheter. Notre file de camions continuait, en brinquebalant, d’avancer dans la neige et la glace. La nuit commençait à tomber et avec elle un froid plus pénétrant. La pensée que nous touchions au but nous stimulait un peu. Avant une demi-heure nous serions dans les faubourgs de Kharkov. Quel aspect aurait cette ville ? C’était la dernière grande ville avant le front que l’on situait sur le Don et même plus loin sur la Volga, c’est-à-dire à Stalingrad. Stalingrad était encore à au moins six cents kilomètres de Kharkov. En moi-même, et malgré mon dégoût de la campagne soviétique.
J’étais presque déçu de ne pas approcher la ligne de feu. Par la suite, je fus comblé…
Je me souviens que nous descendions une côte. Les camions qui nous précédaient se mirent à ralentir. Puis ils s’immobilisèrent.
— Quoi encore ? ne puis-je m’empêcher de dire.
Déjà j’ouvrais la portière.
— Ferme ! il fait trop froid, jeta mon compagnon.
Je lui claquai la portière au nez et m’avançai sur la croûte glacée qui recouvrait l’étroite « internationale trois ». À l’avant un side-car finissait de s’arrêter et dansait encore sur la route gelée. Une estafette venant de Kharkov nous apportait un ordre. Dans la grisaille, j’apercevais les officiers qui parlaient entre eux avec précipitation. Ils avaient l’air de se concerter et de débattre une grave nouvelle. L’un d’eux, notre capitaine, lisait un papier.