Les Anglais conclurent probablement à une résistance de tireurs isolés, et nous déléguèrent quatre semi-chenillés que nous vîmes surgir sur le talus avec une certaine angoisse. Deux soldats allemands venaient de se lever et brandissaient les bras au ciel. Le front de l’Est ne nous avait jamais rien offert de semblable et nous demeurions perplexes quant à la suite des événements. Les mitrailleuses anglaises allaient-elles hacher nos deux camarades ? Notre chef n’allait-il pas les abattre lui-même pour s’être ainsi livrés prisonniers ? Rien ne se passa pourtant. La main du vieillard qui se trouvait encore à côté de moi se referma sur mon avant-bras, et ses lèvres marmonnèrent encore quelques mots.
— Allons-y, petit.
Ensemble, nous nous levâmes, d’autres nous imitèrent et Halls me rejoignit sans même songer à lever ses mains au ciel. Ainsi nous avançâmes vers nos vainqueurs le cœur battant, la bouche sèche. Ce fut la seule vraie peur que me causèrent les Alliés et nous l’avions provoquée nous-mêmes.
On nous groupa bruyamment, on nous fustigea quelque peu, et des soldats anglais à mine vindicative nous bousculèrent sans ménagement. Nous avions vu bien mieux au cœur de notre armée et notamment sous les ordres du capitaine Fink. Ce que nos vainqueurs nous faisaient subir n’était rien et demeurait, à nos yeux, empreint d’une certaine complaisance.
Ainsi, je déposai les armes et emblèmes de ma deuxième patrie. Ainsi se termina la guerre pour moi et mes compagnons.
Nous fûmes véhiculés debout – comble de l’humiliation – à bord de robustes camions qui transportaient en notre cohorte débilitante, les reliefs de la victoire. Les visages fermés mais colorés des Anglais persistaient à ne pas comprendre pourquoi des discussions souriantes s’installaient sur nos gueules de famine. Halls reçut même une formidable gifle d’un sous-off anglais sans trop bien savoir ce qui lui arrivait. Halls faisait tout simplement une comparaison entre nos marches forcées à l’est et notre véhiculage de prisonniers.
Puis nous connûmes d’autres hommes encore, de grands types à mine rose et joufflue, aux attitudes de gouapes, mais de gouapes tout de même bien élevées. Leur démarche était nonchalante et ne semblait faite que pour leur donner l’occasion de rouler des hanches et des épaules. Ils portaient de moelleux uniformes, qu’on aurait dits prévus pour jouer au golf, et faisaient aller constamment leurs mandibules comme des ruminants. Ils n’avaient l’air ni tristes ni gais, indifférents même à leur victoire : ils allaient comme des gens mi-consentants, mi-contraints à une occupation qui ne les enthousiasmait pas tellement.
Depuis nos rangs crottés et galeux, nous les regardions avec curiosité. Nous avions l’air finalement plus heureux dans nos colonnes de proscrits qu’eux dans leur état permanent d’hommes enfants pour qui le paradis est une chose sans valeur. Ils avaient l’air riches de tout, sauf peut-être de joie, et leur spectacle rassurant nous réconciliait avec l’humanité.
Les Américains nous humilièrent également, il le fallait bien, c’était normal. Nous fûmes groupés dans un grand camp qui possédait seulement quelques immenses tentes pouvant contenir à peine le dixième d’entre nous. La Wehrmacht, même prisonnière, continuait à organiser. Les plus faibles et malades occupèrent les abris, comme à Kharkov, comme sur les bords du Dniepr, comme à Memel ou à Pillau, comme au cœur des hivers noirs de la steppe où la souffrance nous était devenue accessible.
Les Américains éventrèrent au cœur du camp de grandes caisses remplies de boîtes de conserve. Dispersant du pied l’ensemble des vivres, ils s’éloignèrent, méprisants, nous laissant le soin de la répartition. Chacun eut sa part. La nourriture était délicieuse, et nous ignorions la pluie battante qui transformait le sol en éponge.