Comble de luxe, les caisses renfermaient des pochettes d’orangeade et de citronnade. Ce fut une joyeuse distraction pour nous de recueillir de l’eau dans les plis de nos vêtements et de composer cette boisson savoureuse. De leur retranchement, quelques Américains observaient notre activité et échangeaient des appréciations. Probablement nous méprisaient-ils de nous ruer ainsi sur des choses aussi élémentaires. Peut-être n’étions-nous aussi que des pleutres d’accepter ainsi ces conditions de captivité et de ravitaillement sous la pluie, sans manifester notre mécontentement. Notre état de prisonniers ne suffisait-il donc pas à nous faire marcher silencieusement, avec cet air insupportable qu’ont les gens frappés dans leur orgueil ? Nous ne ressemblions en rien aux documentaires sur les troupes allemandes que nos charmants gardiens, avaient probablement eu l’occasion de voir chez eux, avant d’embarquer pour l’expédition vengeresse. Pas de boche arrogant et irascible, pas d’occasion de sévir. Rien que des sous-alimentés qui acceptent de bouffer debout, sous la pluie, des conserves incomplètes de leur assaisonnement. Rien que des moribonds qui dorment adossés à un pieu, avec une expression de quiétude inscrite sur les lèvres. Rien que des blessés et des malades qui ne réclament même pas de soins et qui semblent s’estimer heureux de pouvoir seulement dormir de longues heures durant. Tout cela est évidemment déprimant pour les missionnaires de cette croisade qui découvrent chez leurs vaincus la notion d’humilité.
Puis nous sommes encore acheminés plus loin. À Mannheim nous passons par un grand centre de tri.
Halls est toujours à mes côtés. Il y a aussi Grandsk et Lindberg, inséparables, groupés comme aux pires moments. Nous réalisons seulement tout à fait que la guerre est réellement finie pour nous. Nous ne songeons pas encore à ses séquelles. Tout est trop nouveau, tout est encore trop présent. Conscients que le pire est passé, les ex-soldats allemands persistent à s’organiser et à faciliter la tâche des Alliés qui s’empêtrent dans le laborieux travail de recensement et d’affectation des prisonniers, en vue d’un travail quelconque. Les organisateurs, prisonniers et bien souvent en haillons, circulent au milieu de leurs élégants vainqueurs occupés à la même besogne ardue. Des cigarettes vont aux lèvres des prisonniers sans que ceux-ci puissent rien offrir en contrepartie. Certains ont même eu du chewing-gum. Ils le mâchouillent en riant, puis l’avalent sans le faire exprès. Les ordres lancés par les Allemands en allemand retentissent. Des rangs se forment et se déforment. Va-t-on remonter en ligne ? Non, l’atmosphère est au beau fixe. C’est à ne pas croire ! Ce n’est pas possible !… Un connard de sous-off, pris au jeu, vient de gueuler d’une façon distraite à son groupe de prisonniers :
—
Une houle de rigolade s’élève.
Les Américains s’énervent, sortent de leurs baraquements et nous engueulent. Cela devient encore plus drôle, mais nous devons absolument surveiller notre attitude. Le sous-off fautif qui réalise soudain l’incorrection de sa plaisanterie involontaire se fixe au garde-à-vous, attendant la réprimande. Trois officiers américains protestent dans leur langage et pourchassent finalement le délinquant qui s’accable encore davantage lui-même.
Un peu plus tard, les captifs font de longues queues et passent devant un service sanitaire. Certains sont hospitalisés. Les autres passent devant d’interminables bureaux où un service de recrutement les enverra relever les premières ruines d’un pays dévasté. Les commissions de contrôle et de vérification se suivent et étudient chaque cas. Ces commissions sont souvent formées de représentants des troupes alliées américaines, canadiennes, anglaises, françaises et belges. Mes lambeaux de papiers passent entre les mains d’un officier français qui m’a regardé à deux reprises. Il a relevé une troisième fois son regard sur moi et m’a questionné tout d’abord en allemand.
— Ceci est bien vos date et lieu de naissance ?
— Mais alors… ?
— Oui, repris-je en français. Je suis français par mon père.
Je parle le français maintenant aussi mal que je parlais l’allemand à Chemnitz.
L’autre se méfie et me regarde avec suspicion. Après un silence, il reprend, en français maintenant.
— Mais alors, vous êtes français ?
Je ne sais que répondre, les Allemands m’ont persuadé pendant trois ans que j’étais allemand.
— Je crois que oui, Herr Major.
— Comment, vous croyez que oui !
Silence embarrassé de ma part.
— Que foutez-vous dans ce bordel ?
Je ne sais que répondre.
— Je ne sais pas, Herr Major.
— Ne m’appelez pas Herr Major, je ne suis pas Herr Major. Appelez-moi « mon capitaine » et suivez-moi.
Le capitaine s’est levé et j’ai dû lui emboîter le pas. Dans les rangs gris-vert sale des vaincus, la haute silhouette amaigrie de Halls me suit des yeux. Je lui fais un petit signe significatif et murmure :