—
— Qui est ce grand à qui vous parlez ? demanda le capitaine, énervé.
—
— Cessez de parler allemand, puisque vous vous souvenez du français. Allez ! par ici !
J’ai suivi le Français par une succession de couloirs et la peur de ne pas retrouver Halls m’a soudain envahi. Finalement, je suis entré dans un bureau où quatre militaires français riaient et chahutaient avec une jeune femme qui parlait l’anglais, je crois.
Le capitaine a dit qu’il amenait un cas suspect, et j’ai subi un interrogatoire dispersé auquel j’ai dû répondre de façon peu convaincante. Ma tête n’était pas très bien sur mes deux épaules et ce que je répondais n’avait pas l’air très vrai.
L’un d’eux, un officier également, m’accusa de traîtrise, me traita de tous les noms. Puis, comme je demeurais apathique, l’air absent, ils se lassèrent et m’expédièrent dans une petite pièce à l’étage au-dessous. Ils m’y abandonnèrent une journée et une nuit. Je passai là de tristes heures, pensant à mes amis de misère et surtout à Halls qui devait m’attendre en vain. J’eus le sinistre pressentiment que je ne le reverrais plus et une fébrile impatience m’empêcha de dormir.
Le lendemain, au matin, un lieutenant de très bonne humeur vint me dégager. Je fus reconduit au bureau de la veille et on me pria de m’asseoir. La chose me parut insolite et il me sembla entendre cette phrase pour la première fois de ma vie.
Puis, le jeune lieutenant compulsa des papiers et m’adressa la parole.
— Ce qui vous est arrivé nous a quelque peu surpris, hier. Nous savons maintenant que les Allemands ont effectivement entraîné de force dans leurs troupes des jeunes hommes dont le père seulement était de nationalité allemande. Si cela avait été, nous aurions dû vous garder quelque temps prisonnier. Vous, il s’agit de votre mère. Le cas diffère et nous ne pouvons vous retenir. J’en suis heureux pour vous, reprit-il très gentil. Nous vous avons donc libéré et c’est ce que mentionnent les papiers que je vais vous remettre. Vous allez pouvoir rentrer chez vous et retrouver votre vie d’autrefois.
Chez moi ! fis-je, comme s’il m’avait parlé de la planète Mars.
— Oui, chez vous.
Le lieutenant m’offrit un silence que je ne mis pas à profit, ayant du mal à réaliser ce qui m’arrivait et surtout à trouver mes mots.
— Néanmoins, je vous conseille, pour vous dédouaner, d’envisager un engagement pour une période dans les troupes françaises, cela afin même de vous faire rentrer dans le bon ordre des choses.
Mon visage demeurait impassible. Je songeais surtout à Halls et je ne comprenais qu’à moitié les propositions de l’aimable officier.
— Seriez-vous d’accord ?
— Oui, mon lieutenant, dis-je, inconscient.
— Je vous félicite de cette décision, signez ici.
Je signai de mon nom français, plus intrigué par le mot que j’écrivais et qui me semblait nouveau que par la charge que j’acceptais, sans en peser l’importance.
— Vous serez convoqué, fit l’autre, en fermant son dossier. Rentrez vite chez vous, et oubliez également cette aventure.
Je ne savais toujours que répondre. Même la bonne humeur du lieutenant se lassait. Il reprit néanmoins en m’accompagnant à la porte.
— Vos parents savent-ils où vous êtes ?
— Je ne crois pas, mon lieutenant.
— Vous ne leur avez pas écrit ?
— Si, mon lieutenant.
— Alors ! Et vos parents, vous avez bien dû recevoir de leurs nouvelles tout de même. Il y avait bien une poste chez les boches ?
— Oui, mon lieutenant, ils m’ont écrit, mais depuis près d’un an je n’ai plus de nouvelles.
Il me regarda, interloqué.
— Les cochons, dit-il, ils ne vous donnaient pas le courrier. Allez, mon vieux, rentrez chez vous et oubliez tout ça.
ÉPILOGUE
Le retour
— Oubliez tout ça !…
Dans le train qui roule sur la terre de France, à travers la campagne ensoleillée, ma tête tressaute contre le bois du dossier. Il y a des gens qui rient et qui ont l’air d’appartenir à un autre monde. Mes efforts restent vains, l’oubli demeure invisible.
Halls, que j’ai cherché partout et que je n’ai pu retrouver, emplit ma pensée, et si des larmes ne coulent pas sur mes joues, c’est que, depuis bien longtemps, j’ai appris à dissimuler mes peines. Halls, uni au souvenir terrible de la guerre qui gronde encore à mes oreilles. Halls, mon unique ami en ce bas monde. Halls, qui avait bien souvent porté ma charge quand je faiblissais trop. Il m’était impossible d’oublier tout cela, ainsi que tous les autres avec qui j’avais partagé notre terrible épreuve. Tous les autres, avec leur vie si poignante à laquelle s’était soudée la mienne.
Le train roulait et m’éloignait un peu plus chaque seconde de tout ce passé. Il aurait pu rouler des jours, et m’emmener de l’autre côté de la terre, le souvenir demeurait immobile à mes côtés.