Puis il y eut une gare. Mes bottes éculées qui avaient foulé la terre de Russie raclèrent le quai de ciment. Alentour, le décor anonyme que je connaissais bien réapparut à mes yeux désabusés. Rien n’avait changé. Il semblait dormir, et j’estimais qui mon arrivée insolite aurait pu le réveiller. Tout était comme autrefois. Il n’y avait que moi qui avais vraiment changé, et je sentais trop bien que je ne parvenais pas à m’imbriquer au décor.
Je demeurais là à regarder toutes ces choses qui me paraissaient si petites, avançant d’un pas lent et hésitant. Je vis soudain le regard des deux employés à la sortie, qui attendaient que je veuille bien évacuer pour disposer de leur temps. J’étais effectivement le dernier sur le quai, qui s’était rapidement vidé.
— Allons, pressons ! signifia l’un d’eux.
Je me hâtai et montrai les papiers qui me servaient de billet.
— C’est au chef de gare qu’il faut montrer ça, dit-il, suivez-moi.
Le chef de gare parcourut d’un air endormi ma paperasse et, comme il n’y comprenait vraisemblablement rien, il bombarda le tout de coups de tampon.
— Mannheim, fit-il, c’est en Bochie, ça ?
— Non, monsieur, fis-je, candide, c’est en Allemagne.
Il écouta mon affreux accent, et me jeta un œil mauvais.
— Pour moi, c’est la même chose, protesta-t-il.
Il me restait neuf kilomètres à faire pour arriver chez moi. Plus que neuf kilomètres pour boucler mon périple, pour revenir au point zéro. Il faisait beau et j’aurais dû courir de joie. Vers l’incroyable réalité que je rapprochais un peu plus à chaque pas. Pourtant, une angoisse nouait ma gorge et me coupait la respiration. Un sentiment inexplicable bousculait ma raison. La réalité qui m’entourait, que je pouvais voir, toucher, goûter. La gare, dont l’image naïve m’était apparue ; mon village, qui allait surgir tout à l’heure de cette cuvette humide et verte ; mes parents. Mes parents que je n’avais pas revus depuis si longtemps. Mes parents ! Une émotion intense m’interdisait même de les imaginer.
La réalité devenait soudain énorme et me faisait peur. La façade bordée d’une treille que j’avais quittée trois ans plus tôt, la façade sur laquelle se découpait l’encadrement de la porte, et, dans la pénombre du seuil, un homme et une femme âgés apparaissaient. Par la pensée, je suivais le dessin de ces silhouettes, et timidement mon père et ma mère émergeaient du cliché flou. Puis, la furtive image s’estompait, comme prise en flagrant délit, comme une chose interdite. Je voyais aussi mon petit frère. Je n’imaginais pas qu’il puisse avoir grandi.
Une sueur malsaine se mit à couler d’un seul coup sur mon corps décharné. Le désespoir qui s’était installé en moi à l’est était soudain violé par une réalité que j’avais oubliée et qui allait s’imposer de nouveau comme si rien ne s’était passé. La transition était trop grande, trop brutale. Un sas eût été nécessaire. Halls, les autres, la guerre, toutes ces choses pour lesquelles j’avais été obligé de vivre. Tous les noms aux côtés desquels j’avais regardé l’œil agrandi de terreur la mort venir à nous. Cette mort que nous avions pu terrasser, les noms de ceux qui m’y avaient terriblement aidé. Ces visages sans lesquels je n’aurais peut-être pas eu l’occasion de faire ces déductions. Toutes ces choses étaient inalliables avec ce qui m’arrivait aujourd’hui. Je ne pouvais les oublier, ni les renier, et ma position devenait intenable.
Ma tête malade dérivait comme un bateau dont la barre n’agit pas. Je n’avançais plus que très lentement au-devant d’une chose que j’avais tant souhaitée et que, brusquement, j’appréhendais.
Un avion surgit soudain en rase-mottes au-dessus de la campagne ensoleillée. Sans que je puisse me contrôler, je piquai affolé dans un creux en contrebas de la route. L’avion vrombit un instant dans le calme et disparut comme il était venu. En m’agrippant au tronc d’un pommier, je me remis debout, ne comprenant pas bien ce qui m’était arrivé. J’étais anéanti. Mon regard brouillé s’attardait sur l’herbe que je venais de fouler et qui se redressait par petits coups. Elle faisait penser à des cheveux mal peignés. Elle était encore jaune de l’hiver qui l’avait fait souffrir, elle luttait peut-être aussi pour revivre, elle n’était pas à mon échelle, mais elle ressemblait à l’herbe de la steppe. Elle me parut familière et je me laissai à nouveau glisser vers elle. Le jour indiscret passait au travers des brins, m’aveuglait et m’obligea à fermer les yeux. Contre la terre qui demeurait silencieuse devant mon émoi, je me sentis rassuré. Je parvins à calmer ma nervosité et m’endormis.