Avant le jour, nous parvenons à Hela sans encombre. Nous avons croisé de nombreux bateaux, naviguant comme des fantômes, tous feux éteints. Ils vont ou bien vers Hela, ou bien, dans l’autre sens, vers Gotenhafen et Dantzig où de nombreux civils attendent encore la délivrance. Hela, que je croyais être une grande ville, n’est en fait qu’un village avec un port de seconde importance. Les bateaux, très nombreux, sont surtout mouillés au large, et de petites embarcations leur apportent sans discontinuer le fret humain à destination de l’ouest. À travers l’obscurité et le froid qui sévit encore, une fièvre intense règne sur le dernier tremplin de salut d’Hela.
À peine avons-nous mis pied à terre que le service de la feld-gendarmerie, qui subsiste encore, nous a fait ranger de côté. Nous roulons des yeux inquiets. La chance qui nous a amenés jusqu’ici ne va-t-elle pas fondre comme neige au soleil, et ne va-t-on pas nous réembarquer pour Dantzig ou Gotenhafen ? Les gendarmes nous tournent le dos et canalisent les civils blêmes. De toute façon, nous possédons des papiers en règle, mais était-ce ce bateau-là que nous devions prendre ? De plus, les ordres peuvent devenir contrordres d’une seconde à l’autre. Les minutes qui s’écoulent ne nous indiquent rien sur notre avenir.
Le jour se lève en même temps qu’une fatigue accumulée depuis des mois fait grelotter nos épaules. Nous distinguons maintenant les nombreuses silhouettes grises des bateaux à l’ancre tout autour de la presqu’île. Il y a aussi de nombreux bâtiments de guerre. Nous n’avons pas terminé notre observation que les signaux d’alerte retentissent. Une rumeur enveloppe la foule dense. Des yeux osent encore regarder le ciel.
— Pas de panique, aboient les gendarmes, notre défense antiaérienne les maintiendra !
Nous savons toutefois ce que cela veut dire. Les abris sont surchargés de blessés et chacun doit trouver un refuge naturel. Si les bombes s’abattent ici, il y aura encore un beau carnage.
Nous nous sommes rabattus vers un vieux ponton mis à sec dont les poutrelles barbouillées de goudron peuvent parer quelques coups. Nous ne sommes pas encore à l’abri qu’explose alentour le crépitement massif d’une D.C.A. que la guerre ne m’avait pas encore permis d’entendre. Il provient des défenses côtières et surtout des bâtiments de guerre que nous avons entr’aperçus. Les éclats en retombant peuvent faire eux aussi pas mal de dégâts.
À l’est, le ciel est tacheté d’une myriade de petits flocons noirs. La pétarade est si dense qu’elle ne nous permet pas d’entendre l’approche des avions. Nous en apercevons finalement trois qui filent assez bas, parallèlement au port. Ils sont d’ailleurs poursuivis par les granules noires que forment les éclatements des projectiles de la Flak. Une explosion se fait entendre au sud au-dessus de la mer. Un avion a dû être touché. Les gendarmes n’avaient rien exagéré. Pas un popov ne survole Hela. Un sentiment de sécurité nous envahit. Enfin les Russes sont mis en échec.
Sur ce, les gendarmes vérifient notre carton.
— Présentez-vous ici même le… mars, déclare un sous-off, pour y être embarqués. En attendant allez vous faire embaucher au nord de Hela.
Nous foutons le camp sans poser d’autres questions.
— Mais quel jour sommes-nous ? balbutie Halls.
— Attendez, s’exclame Wollers, il y a un calendrier sur mon agenda.
Il le cherche et ne le trouve finalement pas.
— De toute façon, nous ne serions pas plus avancés.
— Il faut pourtant le savoir, persiste Halls. J’aimerais bien que nous sachions combien de temps il nous faudra encore patienter.
Nous apprendrons finalement que nous sommes un dimanche, le 28 ou 29 mars peut-être, et qu’il nous reste deux jours à attendre, je crois. Le deux derniers jours de la campagne « Ost Front » où nous avons épuisé notre existence.
Nous les passerons parmi une foule de réfugiés anxieux qui campent à la belle étoile sur cette mince bande de terre de la presqu’île de Hela.
Nous aurons encore droit à deux attaques aériennes où les Russes échoueront dans leur sinistre projet. La dernière victime que je pourrai voir sera un cheval blanc sale.
Un avion russe a été touché au large. Il est venu se désintégrer au-dessus de nous et l’avant de l’appareil, dont le moteur emballé émettait un long miaulement, a piqué vers le sol. Des yeux nous avons suivi sa chute. Le bruit a inquiété l’animal qui a dressé le col. Il a henni et a fait trois pas de galop vers l’endroit où devait percuter l’amas de ferraille vrombissant. Je l’ai vu s’abattre sur la bête dont la chair a voltigé à quinze mètres.