Nous sommes parmi les premiers à regagner Gotenhafen où d’impitoyables combats se déroulent déjà dans les proches quartiers de la ville. En quelques jours, l’aspect de celle-ci a été modifié. Les ruines sont un peu partout et une furieuse odeur de gaz et de brûlé emplit l’atmosphère. La grande rue qui mène en ligne droite aux embarcadères n’a plus de forme. Les ruines des bâtisses qui la bordaient se sont écroulées jusqu’en son milieu et obstruent le passage.
C’est à ce travail de déblayage que nous nous activons, avec des milliers d’autres, pour permettre à des camions bondés de civils de se rendre le plus rapidement possible au port. Toutes les cinq ou dix minutes apparaissent les avions, et nous sommes pratiquement obligés de demeurer sur place. La rue est hachée et calcinée vingt ou trente fois par jour. Il faut avoir connu Bielgorod et Memel pour ne pas se tirer une balle dans la tête. Les morts et les blessés ne se comptent plus. Ce qui devient rare, c’est de rencontrer quelqu’un de réellement valide.
Des chevaux emballés, que le ravitaillement a dû épargner, tirent en ruant d’affreux traîneaux chargés de cadavres, enveloppés dans une bâche, ou même du papier. Il faut déblayer et enterrer à une vitesse que scande le mitraillage des « IL‑2 ».
Des gens épuisés demeurent inconscients et immobiles sur des monceaux de ruines, offrant des cibles magnifiques aux aviateurs russes. Et, pour couronner l’ensemble, l’horizon à l’ouest et au sud-ouest est rouge-noir. Des combats par rue et par maison sont déjà engagés dans les faubourgs de la ville. Des milliers et des milliers de civils patientent encore sur le port et dans ses environs, et l’artillerie lourde bolchevik envoie, par instant, des projectiles jusque sur les quais.
À travers la précipitation générale nous parviennent des nouvelles vraies ou fausses. Les Russes ont été refoulés vers l’ouest. Une division allemande arrive derrière les rouges pour nous dégager. Les Soviets ont atteint la mer entre Gotenhafen et Dantzig. Nous croyons davantage cette dernière nouvelle. Si la poche de résistance a été coupée en deux, son anéantissement va commencer.
Nous cherchons un peu de repos dans une cave où un médecin procède à un accouchement. Le local est voûté et partiellement éclairé par quelques lampes de fortune, et, si la venue au monde d’un enfant doit être une chose joyeuse en général, ici elle ajoute au tragique de la situation. Les plaintes de la maman n’ont aucun sens dans ce monde de hurlements, et le bébé qui vagit semble déjà regretter sa venue ici-bas. Encore une fois, il y a du sang, comme dans la rue, comme sur la terre où nous avons tant souffert et mon appréciation de l’existence tombe toujours en vrille vers l’abîme dont j’entrevois le fond. Putain de vie ! Tout n’est donc que sang, souffrance et gémissements…
Peu de temps après, nous avons regagné la fournaise. Nous avons jeté un dernier regard au nouveau-né dont les petits cris tintaient comme un cristal fragile parmi les grondements qui secouaient la cave. Qu’il meure vite avant d’avoir vingt ans ! Vingt ans c’est l’âge ingrat. C’est très dur d’abandonner la vie au moment où on a tant envie de la voir s’épanouir.
Nous avons aidé de vieilles personnes, que des plus jeunes avaient déjà abandonnées aux Soviets. Dans la nuit éclairée des lueurs provenant de la guerre, nous avons accompli encore une fois notre devoir. Nous avons soutenu et porté des vieillards vers le port où un bateau les attendait. Les avions sont, hélas ! passés, et, se fiant aux incendies qui ravagent les côtés de la voie, ils ont encore lâché la mort sur notre dévouement.
Ils nous en ont tué une quinzaine. Nous avons bien essayé de les entraîner dans nos plongeons successifs, mais les vieilles personnes n’ont pu nous suivre. Ça ne fait rien, nous en avons sauvé pas mal. Avec mes copains, nous les avons pratiquement hissées sur un chalutier. Nous avons aidé à les entasser parmi la foule innombrable et, entre-temps, le bateau a largué ses amarres pour échapper à une attaque aérienne.
Le bateau s’éloigne. Nous sommes à bord. Wollers a couru vers la poupe pour voir si la passerelle avait vraiment été retirée. Puis il est revenu vers notre petit groupe en piétinant les fugitifs qui masquaient la surface du pont. Il nous a regardés et a voulu parler. Ensemble nous avons regardé Gotenhafen en flammes.
— Vous avez toujours vos fiches d’embarquement, s’inquiéta-t-il brusquement.
Les cartons ployés et sales apparurent.
— Nous aurions plutôt perdu la tête que ça, murmura Grandsk.
L’eau glisse doucement à moins d’un mètre sous le bordé. Le chalutier menace de sombrer si son chargement humain se répartit mal. Pas un doigt ne bouge. Chacun refuse d’accepter l’évidence. Nous avons encore échappé aux Russes et à leur furie.
Chapitre XIX
L’ouest