Nous savions de quel danger cuisant pouvait être faite la minute qui suivait. L’instinct de bête traquée avait fait déjà s’éparpiller tout le monde. Chacun avait gagné un endroit où le moindre détail pouvait être une protection quelconque. Ceux qui avaient eu la chance d’avoir reçu leur ration de nourriture l’avalaient hâtivement. Le lieutenant Wollers venait de nous rejoindre dans un renfoncement à l’abri d’un toit. Son radio de campagne, qui ne s’éloignait jamais de lui, émettait déjà l’alerte. Nous attendîmes dans le silence une dizaine de minutes. Rien ne se manifestait. Les Russes n’étaient pourtant probablement pas loin. Nos sentinelles les avaient signalés, des chasseurs à pied. Une section ? une escouade ? un régiment ou dix ? Personne ne pouvait répondre à la question. Hâtivement des patrouilles furent formées. Il fallait savoir si nous devions résister à des groupes sans importance ou décrocher rapidement devant une meute considérable.
Les six types qui entouraient Wollers furent envoyés du côté de la clôture d’où avaient surgi nos sentinelles.
J’étais de cette expédition.
Deux autres groupes de même importance furent envoyés dans d’autres directions. Retraduire mon inquiétude serait malvenu et prendrait l’aspect d’un rabâchage. C’était la même que celle ressentie à Outcheni, à Bielgorod, dans le hangar aux partisans, etc.
Comme les autres, j’en avais pris mon parti. Elle appartenait aux sales moments de l’existence, à cette espèce de saloperie d’impression que fait un réveille-matin qui vous arrache à votre sommeil pour vous envoyer au-devant d’une obligation désagréable. C’est un peu cela, multiplié par cent.
Nous longeâmes l’autre côté de l’étable où nous somnolions peu de temps avant, et débouchâmes dans un terrain vague où s’empilaient de vieilles charpentes de toits.
Nous n’ignorions rien du danger et une sourde angoisse, qui n’accélérait plus notre pouls, nous faisait haïr la mort et l’espérer par moments. Le mauser pesait dans mes mains comme un objet sans valeur et sur lequel je ne pouvais plus compter.
Jadis, lorsque nous franchissions un village en Pologne ou en Russie, quelle confiance ne lui avais-je pas accordée ! Ne m’étais-je pas senti moi-même invulnérable sous le poids de ce fer et de son fût de bois ?
Aujourd’hui, l’évidence d’en tirer quelque efficiente défense m’échappait.
Les hommes sont surtout des lâches.
Le terrain fut franchi et nous touchâmes à un ensemble de bâtiments. Nous nous séparâmes en deux groupes de trois, et, avec des précautions de manipulateurs d’explosifs, continuâmes à avancer. Le détour d’un bâtiment nous offrit une portion d’horizon plus vaste. Une rangée de sapins aux fûts presque sans branches le hérissaient. Derrière passait une route et sur cette route se distinguait nettement une multitude de silhouettes. Plus loin, d’autres semblaient approcher.
— Il y en a trois ou quatre cents ici, murmura-t-il. Voyons par là.
Nous repassâmes derrière le bâtiment que nous venions de longer. À son extrémité, une rangée de tonneaux à goudron ressortait en noir sur le sol crayeux. Plus loin, il y avait une maisonnette. Nos pas crissaient légèrement sur le fin gravier. Nous débouchâmes, toujours silencieux, sur l’enclos des tonneaux. Nous fîmes quatre pas et nous trouvâmes nez à nez avec quatre soldats soviétiques en patrouille, observant eux aussi les mêmes précautions et le même silence. Tout s’immobilisa dans nos têtes.
Aucune précipitation ne se manifesta dans nos gestes. En face, les Russes continuaient, tout comme nous, à ne pas précipiter leurs mouvements en nous regardant. Il sembla qu’un miracle imposât aux uns comme aux autres le même calme. Aucune détonation ne retentit. Avec des mouvements calculés, Russes et Allemands reculèrent à l’abri du bâtiment. Les yeux dilatés, nous nous regardâmes avec intensité.
— Nous en avons assez vu, murmura Wiener, demi-tour.
Notre patrouille retourna à son point de départ. Wiener fit son rapport. Nous crûmes avoir rêvé.
Un quart d’heure plus tard, nos positions de défense s’étaient organisées sur la partie nord du village et ses abords. Les renseignements avaient rapporté que nous avions affaire à un régiment de chasseurs à pied, soit de deux à trois mille hommes. Nous étions trois cents, mais la retraite n’avait pas été sonnée.