Il y avait déjà plusieurs jours que nous battions de nouveau en retraite. Jamais un bolchevik ne devait piétiner le sol allemand. Pourtant en cinq ou six points, trois puissantes armées soviétiques avaient déjà pénétré d’une cinquantaine de kilomètres sur ce sol sacré entre tous. Ces trois armées avaient passé au laminoir les héroïques défenseurs, dont les survivants traînaient, à bras d’hommes et à travers un paysage d’automne, l’ultime matériel qui justifiait encore notre état militaire.
Je ne peux, à mon grand regret, retracer par le détail le chaos de ces âpres moments. Mais je puis déjà indiquer la disparition de camarades comme Prinz, Sperlovski, Solma et aussi Lensen qui, malgré les apparences, fut vraiment un ami. C’est d’ailleurs à ce dernier que je veux rendre hommage en retraçant la tragédie de sa fin – que je revois encore clairement aujourd’hui parmi tant d’autres, et qui, du même coup, servira à définir celle de ces autres. Quoi que Lensen ait pu penser de moi en certains moments, je reste persuadé qu’il fut pour nous tous et pour son pays un homme très brave qui aurait, sans hésiter, sacrifié sa vie pour sauver le plus méprisable d’entre nous. Sa fin le prouve d’ailleurs passablement et je lui dois peut-être l’occasion d’écrire tranquillement ces lignes à l’heure actuelle.
Lensen n’aurait certainement jamais pu accepter la vie actuelle et toutes les concessions que les ex-combattants de l’Est sont obligés de faire aujourd’hui. Tout comme l’ordre pour lequel il a souffert, il était irréversible. Les hommes d’une idée ne peuvent vivre que par cette idée et pour cette idée. Au-delà il n’y a rien, rien que leur souvenir.
Notre opération pour secourir le front de Courlande avait échoué. Les Soviets, dans leur poussée irrésistible, avaient atteint la Baltique en plusieurs points. Lesquels exactement, je ne saurais les préciser. Le fait est que le front nord était maintenant scindé en deux. La partie extrême nord, quelque part autour de la baie de Riga, en Lettonie, au moins jusqu’à Libau. L’autre partie nord, celle où nous étions, devait étaler un front sans cesse rétréci, en deçà de Libau, en Prusse et en Lituanie, se raccrochant plus au sud à la Vistule où se déroulaient des combats effroyables.