Le premier char s’immobilisa à vingt mètres des deux Panzerfaust du groupe en question. Un des projectiles venait de percuter sur le tablier avant, saccageant une multitude de rivets, tuant net le monstre et ses occupants. Les autres manœuvrèrent lentement, pesamment et attaquèrent la pente du talus pour contourner le Staline en fusion.
— C’est pour nous, ne puis-je m’empêcher de murmurer.
Mais les chars, trois chars exactement, regrimpèrent au-devant de la menace. Ils espéraient terroriser les chasseurs par leur aspect démentiel et comptaient beaucoup là-dessus. Ce qui d’ailleurs ne manquait pas de se produire régulièrement. Pourtant, un second monstre s’embrasa. Celui qui suivait le bouscula et se fraya un passage. Il fut sur le retranchement des camarades dont les nerfs flanchèrent et qui émergèrent du trou dans une fuite éperdue. Ils tentèrent de fuir vers le bois et commencèrent à escalader la colline. Le char, qui les suivait de près, les rejoignit presque à les toucher et les déchira à l’aide de ses armes automatiques de bord. Les défenseurs de protection subirent le même sort et le troisième groupe fut rayé des effectifs en trois ou quatre minutes.
Dix ou douze chars suivirent le chemin en grondant. Chemin qu’avait emprunté une heure plus tôt la compagnie à pied. Ils étaient trop loin pour que nous puissions les atteindre avec sûreté. Cinq autres apparurent en suivant le creux du vallon, droit sur la ferme et sur Lensen qui la précédait.
Lensen et son coéquipier tirèrent leur proie ensemble à vingt mètres également. Deux chars s’immobilisèrent et leurs déflagrations envahirent le vallon d’une onde sonore interminable. Un troisième char passa au large et je crus, à travers mon tremblement, qu’il était pour mon groupe. Du groupe Lensen, partit un troisième coup, qui manqua le monstre et faillit nous tuer. Le projectile du Panzerfaust ulula un court instant et volatilisa la bâtisse à cinq mètres de moi et de mon compagnon. Nous fûmes à moitié ensevelis et sourds l’espace d’un moment. Les trois chars continuaient leur ronde en hachant la ferme de projectiles. Leur myopie leur faisait sans doute penser que la défense venait de la maison. Deux autres T‑34 venaient d’apparaître sur le chemin, le quittaient et piquaient vers le point de résistance tenu par Lensen.
Toujours trop loin pour nous, mais mes chasseurs firent le coup de feu quand même. Smellens déchargea son arme sur une cible mouvante à cent cinquante mètres. Le projectile suivit sa trajectoire et manqua de peu le dernier char. La charge creuse toucha la neige, rebondit et se perdit plus loin sans éclater. Nous avions juste réussi à nous faire repérer et l’un des tanks fonça vers nous en faisant usage de toutes ses armes.
J’entendis crier les camarades. Gênés, mes chasseurs ne purent ajuster le monstre qui se rua sur les restes de la maison, y dérapa, glissa, persuadé de passer notre résistance sous ses chenilles. Du bord du trou, je les entendis grincer ; et ce bruit s’ajouta aux autres d’une façon inoubliable.
Le monstre coupa court et rejoignit le chemin et sa progression initiale.
Restait plus bas la lutte de David et de Goliath, c’est-à-dire le groupe Lensen et quatre géants d’acier crachant feu et flamme. Un dernier coup de Panzerfaust tonna. Le char le plus proche de la retraite de Lensen pivota sur lui-même et heurta celui qui le suivait de près. Dans la confusion démente de la fumée et des flammes, des cris effroyables percèrent le tumulte. Un T‑34 s’apesantissait sur le trou de Lensen et de son camarade. Le char inversa le sens de ses chenilles et nivela la place.
Ainsi mourut Lensen sur ce sol de Prusse, là où il avait souhaité mourir.
Pour nous, la terreur continuait. Et si les chars quittaient la place pour poursuivre leur avance, nous transpirions de terreur en pressentant l’arrivée des troupes à pied. Une peur intraduisible nous faisait jeter des coups d’œil épouvantés à droite et à gauche. Quand je dis nous, je ne parle que du compagnon qui occupait avec moi le même retranchement et de mes deux chasseurs qui restaient figés, aussi immobiles que les souches d’arbres, parmi lesquelles ils s’étaient réfugiés.