Chaque chasseur de chars reçut trois Panzerfaust. Ces engins étaient lourds et encombrants. Cela faisait donc dix-huit coups efficaces à notre disposition et nous pouvions, avec beaucoup de chance, espérer immobiliser dix-huit monstres d’acier à condition que tous les coups portent. Dix-huit chars, dans le plus grand espoir, contre soixante ou quatre-vingts que nous devinions.
Cette idée descendait lentement dans nos têtes désespérées et nous raidissait d’appréhension. Le lieutenant Wollers nous parlait de ralentissement de l’adversaire, de sa démoralisation dès que nous aurions allumé cinq ou six chars, et de notre retour à la compagnie dans vingt-quatre heures. Rien ne pouvait, hélas ! nous détourner de cet infernal calcul de mathématique, dont les chiffres irréfutables nous plaçaient devant un problème trop insoluble. Les plus grands tourments n’arrêtaient plus rien à la guerre, nous le savions et n’espérions aucun retour des choses. Trop d’exemples, trop de drames sans pitié s’étaient déroulés sous nos yeux. Aujourd’hui jour maudit entre tous, aujourd’hui plus qu’hier, c’était notre tour.
La compagnie glissait maintenant en silence le long du groupe qui écoutait les dernières recommandations de notre supérieur. La rumeur des chars ne cessait pas. Je vis passer Halls aux côtés de l’ancien. Je me précipitai sur mon grand copain et lui tendis la main. Wollers s’était interrompu, me voyant faire. Je sortis deux ou trois conneries à Halls et à Wiener, incompatibles avec la gravité du moment. Une seconde, je songeai à donner quelque chose à Halls pour qu’il puisse avertir les miens plus tard : je ne trouvai, hélas ! rien et esquissai un rire terriblement crispé. Halls ne trouvait rien à dire et Wiener l’entraîna.
Wollers nous quitta à son tour et les groupes s’écartèrent l’un de l’autre. Je restai seul avec mon commandement et avec cet ami douteux de Lindberg qu’une peur anesthésiante avait rendu livide. J’étais devenu un chef trop jeune qui devait entraîner dans une affreuse partie de gendarme-voleur cinq autres camarades n’ayant pas encore atteint leur majorité. Je jetai un regard à mes subordonnés ; leurs yeux fixaient le sud d’où parvenait le grondement. Lensen jeta un appel. Il désignait, plus bas, un vallonnement hérissé de quatre ou cinq constructions. Une ferme probablement. Je courus avec mon groupe à la suite de celui de Lensen. Le troisième chercha un refuge sur le chemin.
Le vent soufflait, par rafales, les premiers flocons de neige à peine formés. À cet instant, les Russes commencèrent à pilonner l’emplacement des positions que nous venions de quitter. Les maisons du village qui se situaient à un kilomètre s’environnaient de geysers noirs provoqués par les explosions des projectiles de mortiers lourds russes. Hâtivement, je désignai à mes deux jäger une position parmi de grosses souches d’arbres déracinés. Ils s’y installèrent et fouillèrent précipitamment la terre détrempée pour tâcher de s’enfouir un peu plus.
Nous autres, la protection, nous cherchâmes abri alentour. Je m’isolai avec un jeune type dont j’ai oublié le nom mais sur le visage duquel se lisait une volonté tenace. Lindberg et le quatrième s’engouffrèrent dans la maison à laquelle nous étions adossés. À cent mètres sur la gauche, devant la ferme, je devinais Lensen et son coéquipier du deuxième groupe. Les Russes passaient le village au laminoir, et bien nous en avait pris de l’évacuer un peu plus tôt.
Les chars évoluaient parmi les ruines fumantes. Nous les entendions avec netteté. Les minutes furent longues avant le lever du rideau. Effroyablement longues. Nous fîmes tout pour ne plus penser, hélas ! la ronde diabolique du passé déferlait dans notre mémoire. Les souvenirs, bons et mauvais, défilaient à une cadence précipitée sans que personne ne puisse s’y attendrir, s’y réfugier, même un instant. Une ronde insolite où se mélangeaient mon enfance, la guerre, Paula. Des choses qu’il me restait à faire, que j’aurais dû faire. Une espèce de dette qui vous tient à cœur et qu’il est trop tard pour régler.
Nous étions tous partagés entre une envie de crier au secours et de pleurer. Une envie de fuir et de courir au-devant du danger. Une envie de croire que tout cela était faux ou bien alors de mourir vite. Jamais un bolchevik ne foulerait le sol allemand ! Ils étaient là des milliers à le meurtrir avec frénésie et jubilation. Et nous, nous étions dix-huit en tout pour leur interdire de se défouler plus longtemps. Dix-huit devant des milliers ! Dix-huit jeunes hommes qui se raccrochaient à n’importe quelle superstition miraculeuse pour espérer un lendemain aussi tourmenté.
Puis ils apparurent. Une dizaine d’abord. Ils suivirent le chemin où veillait le troisième groupe.
Le troisième groupe les vit progresser lourdement en rugissant comme des monstres impitoyables.
Le troisième groupe fit son devoir et nous l’assistâmes avec une intolérable émotion, millième de seconde par millième de seconde.