Camarades, la captivité temporaire que nous subissons n’a rien à voir avec les mensonges que l’on nous avait racontés sur le monde communiste. Nous avons été agréablement surpris de la bienveillance de nos chefs de camp. Lorsque nous songeons que vous autres, malheureux camarades, vous pataugez dans les Graben pour préserver le monde capitaliste, nous ne saurions trop vous conseiller de déposer les armes.
Et que sais-je encore !
Là-bas, un type, qui a réussi à s’enfuir de Tomvos en faisant le mort, hurle sa colère :
— Les fumiers ! Quand je pense que je suis peut-être le seul survivant de la fosse de Tomvos !
Écœuré, il jette au vent les miettes du papier qu’il a déchiré et redéchiré.
La marche a repris. Les tracts circulent encore de main en main. Les mots « guerre perdue », « trahison », « villes écrasées » tournent dans la tête comme une ronde noire.
Oui, bien sûr, c’est la propagande communiste. Il n’y a qu’à voir l’évadé de Tomvos pour savoir qu’ils mentent. Mais il y a aussi les villes allemandes que tous les permissionnaires ont pu voir. Et puis il y a aussi nos retraites successives et douloureuses. Il y a aussi l’absence de transports, d’essence, de nourriture, de courrier, de tout. La guerre serait-elle perdue ? Non, non, ce n’est quand même pas possible !
Il y a la plaine russe sous nos bottes. La plaine russe que nous piétinons. Donc… Donc… Est-elle toujours à nous ? Ne nous regarde-t-elle pas seulement mourir à petit feu ?
Non, ça ne se peut pas. Au large les idées noires, au large, ce n’est qu’un mauvais moment de plus à passer.
Demain, le ravitaillement arrivera. Demain tout rentrera dans l’ordre. Demain… Demain ?
Allons, secoue la tête, landser. Chasse les papillons noirs. Aujourd’hui le soleil brille, allons…
Des groupes entament avec violence un chant de marche.
C’est la deuxième fois que Halls me réveille. Malgré la fatigue qui vous rendort rapidement, c'est énervant de se sentir arraché à ce sommeil de plomb.
— Je te dis qu’on entend le canon, insiste-t-il.
J’écoute… Rien, rien que la nuit scintillante et très pâle.
— Fous-moi la paix, Halls, ne me réveille pas pour rien, bon Dieu ! Demain il faudra encore marcher. Et je suis crevé.
— Je te dis que, par moments, on entend le canon ; tu vois bien que d’autres types se sont également dressés.
J’écoute encore… Rien, toujours rien que le souffle léger de l’air.
— C’est possible, après tout, et alors ? Ce n’est pas la première fois que tu entends le canon. Roupille, ça vaut mieux.
— Je ne peux pas roupiller le ventre vide. J’en ai marre, il faut que je trouve quelque chose à bouffer.
— Et c’est pour cela que tu empêches les autres de ronfler !
Quelqu’un s’approche de nous, c’est Schlesser qui est de garde.
— Vous avez entendu, les gars ? C’est le canon, ça.
— C’est ce que j’essaie de dire à cette tête de bois, s’exclame Halls en me désignant.
Malgré le sommeil qui stagne en moi comme un demi-évanouissement, je suis obligé d’accorder un instant d’attention aux dires de mes compagnons.
— Il ne manquerait plus que l’on soit surpris ici par une pénétration soviétique, s’inquiète Schlesser.
— Nous serions faits, précise Halls dont la voix s’éraille.
— On peut quand même se défendre, plaide quelqu’un qui s’est rapproché.
— Nous défendre, reprend Halls, d’une façon affreusement objective, avec quoi ? Avec sept ou huit cents types anémiés par la faim et armés d’armes légères d’infanterie ! Tu plaisantes ! Nous serions faits, je vous dis. Nous n’avons plus la force de courir.
Le quatrième arrivant ne plaisantait pas. Il avait 20 ans tout juste, s’appelait Kellermann, possédait déjà une lucidité d’homme mûr qui lui permettait de juger toute la réalité de l’instant. Et cette réalité soulevait un voile de peur qui démasquait l’angoisse profondément inscrite sur son visage, dont les traits durcis frappaient d’incompatibilité avec ses vingt années à peine inclues.
Le vent apporta effectivement un roulement fort lointain, à peine audible. Nous nous regardâmes. Le bruit cessait puis reprenait pour cesser encore.
— Salve d’artillerie, opina Schlesser.
Silence du groupe.
J’avais entendu, comme tout le monde, mais la fatigue me terrassait au point que j’avais l’impression de vivre une vie à dédoublement. Je confondais mon sommeil avec la réalité. J’avais la sensation de vivre au milieu d’un sommeil profond et de rêver à une canonnade perdue dans le temps. Mes camarades conversaient toujours. Je les écoutais sans les entendre. Le feldwebel Sperlovski s’était joint à nous et faisait des déductions, me semblait-il.
— C’est loin, disait-il, très loin, mais c’est le front, à coup sûr : nous y serons dans un jour, un jour et demi.
— C’est-à-dire une ou deux heures en voiture, ajouta Halls.
Sperlovski le regarda.