— Tu es si pressé d’y arriver ? Désolé pour toi que nous ne soyons plus l’unité motorisée prétendue.
— Ce n’est pas ce que je veux dire, maugréa Halls. Je pense à Ivan qui doit avoir de la benzine et des chars. S’il perce, il peut nous tomber dessus dans le temps que je viens de dire.
Sperlovski s’éloigna sans ajouter un mot. Avait-il le droit d’être découragé, lui, sous-off de la « Gross Deutschland » ?
— Dormons, proposa Kellermann, nous ne pouvons rien faire d’autre.
— Jolie perspective, ne puis-je m’empêcher d’ajouter. Nous sommes comme des bestiaux à l’abattoir attendant l’aube et l’arrivée des ouvriers bouchers qui leur donneront la mort.
— Allons-nous crever le ventre vide ? ragea Halls.
Malgré l’angoisse et l’inconfort, nous retrouvâmes le sommeil jusqu’au petit jour. Le petit jour, c’est-à-dire ce qui correspond au milieu de la nuit pour des civils organisés.
Ici, pas de sonnerie, pas de clairon, pas même de coups de sifflet. Le léger brouhaha des chefs de groupes suffisait à nous arracher à notre sommeil de plomb, paradoxalement sensible. Selon la loi des troupes montant en ligne et approchant de la zone des opérations, la marche de nuit, ou dans le jour gris, est préférable pour éviter le repérage ennemi. La docile Wehrmacht agonisante conservant, même au bord de la tombe, un esprit de conscience professionnelle, faisait lever ses soldats à l’heure prévue et les acheminait avec discipline vers les champs de gloire.
Le règlement ne précisait pas que les soldats sans vivres pouvaient éviter telle ou telle épreuve. Le règlement disait en tous les cas que tout ce qui pouvait être encore fait devait l’être avec un maximum d’efficience. L’horloge égrène le temps pour les pauvres et les milliardaires, également pour les sous-alimentés.
Les uniformes passés apparaissent gris sous le jour à peine blanchissant. Les silhouettes familières que je côtoyais depuis bientôt deux ans avançaient à mes côtés à un rythme qui était le mien et celui de toute une existence pathétique, qui reste gravé dans ma tête d’une façon indélébile. Je n’ai qu’à laisser aller ma pensée sur ce sujet pour revoir avec netteté des détails pourtant futiles. Des profils m’apparaissent dans une lumière diffuse. L’étoffe un peu flottante des pantalons mal engagés dans les hottes. Les ceinturons avachis de charge. Les casques suspendus quelque part parmi le harnachement, qui heurtent toujours un autre objet métallique. Le son de ce heurt, un bruit mat, sans résonance, comme une cloche qu’on aurait voilée. Des odeurs, des dos, des dos de mille formes. Ils ont tous une expression. Ils forment des plis à des endroits précis. L’anonymat du feldgrau crée pour nous des particularités. Il n’y en a pas un de semblable. Aucun uniforme n’est aussi spécialement étudié que l’uniforme allemand pour faire de l’homme un soldat, absolu, unifié, et pas un civil en soldat. Pour l’autre partie du monde il y a le soldat boche, et rien ne lui permet de distinguer un boche de l’autre. Pour nous, le mot camarade, qui désigne un soldat identique à un autre soldat est dépassé. À travers l’uniforme et la formule, l’individualisme existe.
Ce dos là-bas, peint de la même couleur que plusieurs millions d’autres, n’est pas le dos de n’importe qui. C’est celui de Schlesser, et là, plus haut à droite, c’est celui de Solma. Plus près il y a Lensen, et aussi son casque. C’est son casque, il n’a rien de comparable avec les quelque cent ou deux cent mille qui ont été emboutis dans la même série. Puis il y a Prinz et Halls, Lindberg, Kellermann, Frösch… Frösch reconnaissable entre un million. À travers l’unification, notre personnalité surnage, comme elle devait surnager au-dessus de tous les hommes nus et unifiés du début du monde.
Tous les casques sont du même ton gris-vert, bleu poussière mat, et pourtant aucun ne se maintient aussi longtemps sous le même angle, aucun n’a la même allure, aucun ne se distingue de la même façon des autres. Une seule chose reste à peu près indescriptible : l’angoisse communicative des soldats diminués de tout, que chaque pas rapproche d’un danger inassimilable. Également notre résignation et aussi notre sourd et violent désir de vie.
À part ces trois choses, tout le reste est strictement personnel. Mais cela, il n’y a qu’entre nous que cela reste visible. Aux yeux des autres, nous ne sommes qu’un boche parmi des millions de boches.