On boit l’eau qui a tiédi dans les bidons avec une certaine appréhension. Les cours d’eau sont, eux aussi, assez espacés et les mares risquent d’apporter le palu, la fièvre typhoïde, l’intoxication en général, voire le choléra. Pour se donner de l’ardeur, des groupes entonnent des refrains de marche.
Peu importe, ici le choix est déjà fait. Le vin est absent et l’eau doit être consommée avec restriction.
Puis le soir tombe. Il tombe d’ailleurs très tard. Il tombe sur le bivouac et sur la plaine, sur laquelle il ne nous semble pas avoir avancé. Il tombe sur les visages couverts de poussière, sur les muscles endoloris. Les hommes harassés dorment déjà. Il y a un silence impressionnant qui semble venir du bout du monde.
La marche a repris avec le jour. Depuis des heures, le long vallonnement qui se prolonge à l'horizon reste toujours à la même distance. Nous avançons sur une plaine rocailleuse où le plus haut monticule atteint à peine la taille d’un homme. Des boqueteaux comme je me souviens en avoir vu sur des photos de l’Afrique parsèment cette espèce de désert. C’est curieux, ces arbres courtauds semblent plutôt être faits pour vivre en altitude. Partout, cette poussière rouge qui voltige. Elle semble provenir d’un univers de briques pilées. Il y a belle lurette que nous avons rompu le rang par trois, formation réglementaire des troupes en marche. Nous nous sommes inspirés des partisans. Notre foule, notre troupeau s’est distendu en groupes plus ou moins denses. Les hommes de tête ne s’y trouvent que le temps d’être rattrapés par ceux de la queue, qui, sans forcer le rythme, rejoignent les leaders fatigués. Car l’allure baisse.
Les petites conversations ont cessé. Mieux vaut garder son souffle et ses forces pour mettre un pied devant l’autre. Combien de milliers de pas devrons-nous encore faire ? Les bottes couleur de l’univers poussiéreux progressent sur la plaine rocailleuse qui ne semble plus mener nulle part. Le vent léger apporte la poussière rouge dans nos tignasses dépeignées et abondantes. Nous fixons des choses qui semblent éternellement immobiles à l’horizon. Le rythme, le bruit, le vent, tout devient monotone. De temps à autre, un gargouillement monte du grand creux que nous conservons à hauteur de l’estomac.
Après la pause de 11 heures, après avoir entamé l’ultime provision de mil, un incident survient et trouble la monotonie de notre marche. Dans le ciel bleu de chauffe, apparaissent deux bimoteurs que nous avons heureusement le temps de voir avec une confortable avance. L’horizon est vaste, tout ce qui surgit du ciel est repérable cinq minutes avant que d’être sur nous. Dispersion d’usage, formation antiaérienne, quelques-uns d’entre nous vont mourir… Ce sont deux bombardiers légers, ou avions de reconnaissance bolcheviks, il n’y a pas à s’y tromper.
Les deux zincs nous survolent à deux cents mètres environ. Le ronflement de leurs moteurs déchire le vent léger et résonne jusqu’au fond de nos estomacs qui réclament.
Les deux popovs essuient le tir de nos F.M. sans rien nous lâcher sur la gueule. Ils décrivent un large cercle que nous suivons de nos yeux angoissés. Le deuxième passage sera le bon.
Pourtant, le deuxième passage en question ne laisse dans son sillage qu’une myriade de papillons blancs qui voltigent et miroitent sur le bleu du ciel.
Les avions s’éloignent, et déjà quelques landser vont récupérer les tracts.
Quelqu’un en brandit une douzaine en criant :
— Ivan ignore que nous n’avons plus rien à évacuer, il nous envoie du papier pour chier.
Nous prenons connaissance de la prose communiste.
Soldats allemands, vous êtes trahis… Rendez-vous à nos unités qui vous réhabiliteront… La guerre est perdue pour vous.
Puis, pour nous remonter le moral, de très mauvaises photos de ruines anonymes qui prétendent être des villes allemandes écrasées sous les bombes. Et encore des photos de prisonniers allemands souriants. Sous chacune de ces photos, un petit texte :