Et les gueules de mes camarades erraient sans cesse sur des horizons nouveaux où le regard n’a pas le temps de s’attarder, sur ce printemps trop grand et trop intense qui ne tolère pas qu’on l’oublie pour faire la guerre. Les gueules sans expression le regardaient à la façon du malheureux s’extasiant devant une vitrine de Noël.
Nous aussi, nous aurions bien voulu que la guerre s’arrête ! On en rêvait comme les grands malades que la vue des premiers bourgeons enivre et qui ont un sursaut de vie.
Mais la guerre ne s’arrête pas : elle ne fait que semblant. Il y a toujours quelqu’un qui la rallume sous un prétexte quelconque. Ce quelqu’un a de bonnes raisons et peut-être aussi bien dans un camp que dans l’autre. Aujourd’hui, il a traversé la route tandis que nous grimpions cette longue côte. Il nous a vus, et il s’est hâté. Il disposait d’une dizaine de minutes pour camoufler son piège dans un des nombreux nids de poule qui creusaient la voie. Puis il s’est caché et il a peut-être attendu pour voir. Peut-être a-t-il vu, lui aussi, l’éclair jaune qui a désarticulé notre véhicule de tête. Ça a fait un grand bruit comme tous les autres. Et puis il y a eu la poussière, le feu et la fumée. Beaucoup de fumée. Elle montait en panaches noirâtres vers le ciel désespérément souriant, et dans l’ombre de ces panaches six hommes ensanglantés mouraient lentement. Le steiner avait perdu son avant et ce qui restait s’était retourné sur le côté.
Tandis que nous prenions une position défensive, quelques camarades tiraient les moribonds hors des flammes. Nous adossâmes Wesreidau et les cinq autres occupants de la voiture de commandement contre le talus de terre rouge.
Deux d’entre eux étaient déjà morts.
Un autre avait eu la jambe ouverte en plusieurs endroits par de la tôle tordue, sa cuisse ressemblait à un mille-feuille. Wesreidau était criblé d’éclats. Des fractures multiples semblaient avoir brisé son corps. Tout ce qui était possible d’être fait fut fait. Wesreidau avait comme amis au moins une compagnie. Tout le monde prêta son concours. Nous réussîmes à lui faire reprendre connaissance.
Contrairement à tous ceux que nous avions pu voir jusque-là, notre capitaine n’avait pas un visage révulsé par la douleur ou l’angoisse de la mort. Son visage tuméfié esquissa même un sourire. Nous le crûmes sauvé. D’une voix très faible, il nous parla de notre aventure collective. Il réclama notre union devant tout ce qui allait suivre. Il désigna une de ses poches d’où l’adjudant Sperlovski tira une enveloppe, sans doute destinée à sa famille. Puis il se passa une cinquantaine de secondes durant lesquelles nous vîmes notre chef mourir lentement. Nos regards habitués à ce spectacle ne frémirent pas. Il y eut seulement un silence terrible.
Deux hommes furent sauvés quand même. Nous les chargeâmes avec précaution sur nos derniers véhicules. Le lieutenant Wollers prit le commandement et fit enterrer décemment notre officier vénéré. Les landser défilèrent un à un devant la tombe et saluèrent. Nous venions de perdre celui sur lequel reposait le sort de la compagnie. Nous nous sentîmes abandonnés.
Dans la nuit nous retrouvâmes le village oublié du monde où les camarades attendaient avec anxiété notre retour. L’annonce de la mort de notre officier provoqua stupeur et consternation. Nous étions tous en péril de mort, mais la disparition de Wesreidau semblait impossible. Comme paraît impossible à des enfants la vie sans leurs parents.
Les autres tués, nous les attendions, si je peux m’exprimer ainsi, tandis que notre chef, personne ne pouvait admettre son absence.
La garde, celle nuit, parut plus incertaine qu’auparavant.
Les trois compagnies se sentirent plus vulnérables que jamais. Il y eut comme un appel à l’aide silencieux.
De qui allait dorénavant dépendre le destin du groupement ? Quel officier nous serait délégué ?
Aux premières lueurs du jour, après que notre message radio eut atteint le Q.G., un « DO‑217 » survola notre retraite et largua un message fumigène. Les trois compagnies motorisées devaient à la hâte rejoindre un secteur situé au nord, sur une position clé du front.
Branle-bas général, ordre de destruction de nos bases et du village en grande partie. Rien ne devait rester qui puisse aider ou abriter l’ennemi. Faute de matière incendiaire, nous dûmes nous limiter à brûler seulement les chaumes des maisons campagnardes.
Puis les compagnies motorisées partirent à pied. Les quatre camions vétustes chargèrent le matériel, la camionnette radio et le side-car les précédèrent. Tous les quinze ou vingt kilomètres, ils s’arrêteront et nous attendront. Nous arriverons ensemble ou pas du tout. Les ordres du quartier général n’ont pas de sens. Ils ignorent dans quel état se trouvent les unités mobiles prétendument au repos. Nous ne pouvons pas faire mieux.