Nous les avons aperçus, à cinq cents mètres. Ils fourmillaient autour de nos trois ou quatre véhicules qui avaient stoppé pour nous attendre. Ils étaient au moins dix mille. Dix mille hommes, c’est une toute petite chose sur la plaine d’Ukraine, mais c’est aussi très important. Oui, il y avait là dix ou douze mille feldgrauen dans un état pitoyable qui avaient assailli nos misérables camions, les avaient visités, fouillés et refouillés à la recherche d’un quelconque approvisionnement en médicaments et en nourriture. Ils s’étaient d’abord jetés sur les bagnoles avec le sentiment de se venger de l’abandon dans lequel ils se trouvaient. Puis s’apercevant de la misère des troupes montantes, ils avaient sombré dans une torpeur proche du suicide.
Les malheureux, issus de plusieurs régiments d’infanterie, se repliaient en guerroyant depuis des jours devant un ennemi implacable, qui se jouait d’eux et les décimait à volonté lorsque tel était son bon plaisir. Ils allaient à pied, en haillons, le visage livide après tant d’épreuves, traînant des blessés nauséabonds sur des claies de branchages à la façon des Sioux.
Ces hommes, que trop de déboires avaient sanctifiés, ne combattaient plus pour aucune valeur spirituelle terrestre, mais avec le seul instinct des loups horrifiés de famine.
S’opposer à leur seule et ultime raison de vivre, mettait sa propre vie en danger. Ces hommes qui ne connaissaient plus ni ennemi ni ami, étaient prêts à tuer pour le quart de ce qui convient à un déjeuner. Ils le prouvèrent hélas, quelques jours plus tard, dans une horrible étape de la guerre de confusion. Les martyrs de la faim massacrèrent deux villages pour récolter un essentiel qui n’empêcha pas de laisser une trentaine de cadavres feldgrauen morts d’épuisement sur les portes de la frontière roumaine.
Notre déception de rencontrer des troupes combattantes dans un tel état fut égale à celle qu’elles éprouvèrent en constatant notre dénuement.
— Où allez-vous ? railla un grand lieutenant décharné qui flottait dans un uniforme hétéroclite.
Il s’adressait au lieutenant de notre section, qui avait le commandement depuis la mort de Wesreidau. Notre chef indiqua la position à atteindre. Il cita des noms, des numéros, des latitudes… L’autre écoutait en titubant avec raideur, comme ces arbres morts qui battent au vent.
— De quoi parlez-vous ? Quel secteur ? Quelle cote ? Vous rêvez ? Il n’y a plus rien, plus rien, vous entendez. Il n’y a plus que des tombes grossières que la tempête bouleverse.
L’homme qui parlait ainsi portait encore à sa vareuse roussie et tachée de mille souillures, la décoration commémorative 1935 du national-socialisme. Il était grand, brun. Un lourd colis de grenades pesait à son ceinturon.
— Voyons, camarade, vous ne parlez pas sérieusement, plaidait notre lieutenant. Vous passez par une rude épreuve et vous perdez la tête. Vous souffrez de la faim, nous aussi, nous vivons de miracles.
L’autre se rapprocha. Ses yeux avaient une lueur si détestable, si inquiétante qu’on l’aurait volontiers abattu comme un animal malfaisant.
— Oui ! J’ai faim, rugit-il, faim comme les évangiles n’ont jamais pu imaginer. J’ai faim, j’ai mal, j’ai peur, à tel point que je souhaite vivre pour me venger de toute l’humanité. J’ai envie de vous dévorer, leutnant. Et ça viendra, leutnant, il y a eu des cas d’anthropophagie à Stalingrad. Il y en aura bientôt ici.
— Vous êtes fou ! Dans le pire des cas, il y a l’herbe à bouffer, et puis la Russie encore occupée possède des réserves pour la troupe ! Du courage, bon Dieu ! repliez-vous. Nous vous couvrirons.
L’autre éclata d’un hoquet plutôt que d’un rire. – Vous nous couvrez ! Nous pouvons aller tranquilles ! Expliquez ça aux hommes que vous voyez là. Ils ont cinq mois de guerre sur les épaules, perdu les quatre cinquièmes de leurs camarades, ont attendu renforts, munitions, vitamines, rations, médicaments, que sais-je encore ! Ils ont espéré mille fois, ont survécu mille fois. Aucune parole n’atteint plus leur raison, leutnant. Essayez…
Nous dûmes charger à dos une partie du matériel que transportaient les vétustes véhicules, derniers vestiges de nos trois compagnies motorisées. Les blessés graves de l’infanterie en déroute y prirent place. Ils partirent de l’avant et passèrent sous les yeux de ceux qui restaient ainsi immobiles sur la prairie d’Ukraine. Ces yeux regardaient les camions s’éloigner, en enviant le sort des blessés qui allaient, peut-être, échapper à l’étreinte de l’immensité.