Hélas, notre mobilité repose sur les véhicules inappropriés que j’ai décrits plus haut. Nous les abandonnerons successivement tout au long de nos randonnées haletantes, pour continuer à cheval ou à bicyclette sur des pneus fréquemment bourrés avec de l’herbe. Ces chevaux et autres engins, nous les réquisitionnerons aux milliers de réfugiés ukrainiens, gitans, colons polonais et autres qui fuient la marée rouge en une longue cohorte ininterrompue. Des partisans s’y incorporent quelquefois, prenant l’aspect de simples paysans qui prétendent fuir aussi la horde bolchevik. Puis, à un moment choisi, ils nous tirent dans le dos, semant la confusion parmi l’ensemble des fuyards. Ces mouvements sont destinés à nous mettre hors de nous et à provoquer des représailles qui dressent ensuite la population en exode contre les soldats allemands. Tous les procédés sont bons.
Vers la fin mai nous réussissons à encercler une importante bande rebelle dans un secteur boisé où elle s’est réfugiée. Quatre cents types environ. Trois compagnies resserrent l’étau sur l’ennemi franc-tireur puissamment armé.
L’air est chargé de mille senteurs que dégage la forêt et rien ne semble justifier les événements guerriers qui se préparent. La matinée est splendide. Des oiseaux et des bestioles de toutes sortent courent de branche en buisson et s’écartent à notre approche.
Les hommes armés font toujours fuir les bêtes, même celles qu’on dit féroces. Mais ici les chasseurs recherchent un autre gibier beaucoup plus dangereux. Les oiseaux qui nous craignent et qui fuient ne peuvent imaginer que les maîtres du monde, qui semblent n’avoir rien à redouter, ont fait naître chez eux des adversaires à leur taille et possédant le même degré de férocité. La nature est bien faite. Le roi des animaux, l’humain en l’occurrence, crée sa propre destruction. C’est génial ! Une sélection naturelle, mais mal organisée, se charge de faire tomber de temps à autre notre couronne.
Nous sommes tous crispés. Malgré la résignation qui nous a déjà envahis depuis quelque temps, le moment venu voit apparaître les peureux, les lâches, ceux qui espèrent encore vivre. Les feuilles vivantes qui nous caressent le visage bardé d’acier nous rappellent qu’il fait bon vivre. Surtout par ce beau temps ! Pour nous, ce n’est plus le baptême du feu, c’est presque la routine. Une routine dangereuse où la médaille des bons services est généralement décernée à titre posthume. Nous en avons déjà pesé souvent les inconvénients. Nous avons vu les médaillés avec leurs yeux retournés. Nous n’avons plus grand-chose à apprendre dans ce domaine. Nous entretenons même une philosophie morbide que nous ponctuons de rires forcés et saccadés comme le feu des spandaus. Certains sont arrivés à se convaincre : puisque, de toute façon, nous ne sommes pas éternels, puisque tout a une fin, peu importe l’heure. Ceux-là, les très forts, marchent en pensant à autre chose. Les autres, les forts, veillent à retarder ce moment et roulent des prunelles aussi sombres que la gueule de leurs armes. Les autres, c’est-à-dire la majorité, transpirent d’une sueur malsaine sous leurs vareuses synthétiques, le long de leurs bottes, jusqu’au creux de leurs mains moites.
Ceux-là ont peur. Une grande peur qui réduit à néant toutes les convictions et que la routine n’émousse pas. Elle est avec eux avant chaque opération. Les minutes sont longues, démesurées, presque immobiles. On essaie de ne plus penser. On y parvient, mais la peur subsiste comme le jour qui éclaire les feuillages que l’on ignore déjà.
Le contact avec l’ennemi y mettra un terme. Les premiers coups de feu lèveront le rideau sur le drame qui occupera entièrement l’animal humain. Quel dommage que les soldats aient la faculté de réfléchir. Lorsque les premiers camarades tomberont, l’atmosphère se relâchera et nous n’y ferons guère plus attention qu’aux branches sèches qui craquent sous nos pas.
L’adjudant Sperlovski, qui mène notre groupe, signale de nombreuses traces. Un piétinement intense et de nombreux emplacements dégagés révèlent la présence d’un campement de partisans. Attention aux mines !
Nous devons, en plus de tout le reste, regarder où nous mettons le pied. La sueur ruisselle à nos tempes et attire des essaims de mouches furieuses. Les buissons et les branches basses offrent mille prises à l’installation des fils de commande des détonateurs. Chaque mètre appelle une concentration d’esprit désespérante. Un avion passe en rase-mottes, et son vrombissement nous crispe à la pensée qu’il peut déclencher l’explosion de tout le secteur. Enfin un signal bref. Le groupe s’aplatit. À l’extrémité d’un vague sentier se dresse un fortin de rondins profondément enterré. À l’autre extrémité de notre dispositif d’encerclement la bagarre vient d’éclater.