— Vous deux, ordonna le stabs en désignant Halls et moi, vous ouvrez l’œil pendant deux heures, tandis que vos camarades et moi tâcherons de dormir un peu. Mais avant tout il nous faut jeter ces macchabées dehors, fit-il en désignant d’un air dégoûté les huit corps mutilés sur lesquels commençaient déjà à tourbillonner de grosses mouches bleues.
Du coin de l’œil, nous assistâmes au dépouillement des morts. Pour une fois que nous ne jouions pas les croque-morts ! La garde nous semblait bonne. Les mêmes jurons étaient toujours proférés lorsque les vivants se trouvaient obligés de ramasser les copains occis.
— Merde de merde, il est lourd, le frère !
— Oh, bon Dieu !… il a mieux valu qu’il crève tout de suite, regarde-moi ça !
Et le clic métallique de la pièce d’identité que l’on dégage du cou.
— Pouah, il a chié partout !
Nous tournions le dos avec indifférence : le drame de la vie et de la mort avait singulièrement perdu de son importance. Nous avions l’habitude. Tandis que les autres remuaient la viande morte, Halls et moi continuions à discuter de nos chances de survie.
— Ce sont les extrémités les plus douloureuses ; par contre c’est moins grave.
— Je me demande ce qui a pu arriver à Olensheim ?
— Un bras brisé, d’après ce que j’ai entendu dire.
— Et le tien ?
— Mon épaule me fait très mal.
Derrière, les autres continuaient leur sale boulot.
— Heinz Veller, 1925, pas marié, pauvre type, pas de veine…
— Fais voir ton épaule, reprit Halls, peut-être es-tu blessé sérieusement.
— Je ne pense pas, c’est un gnon, fis-je en dégrafant tout mon bordel.
J’allais dégager mon épaule de ma vareuse lorsqu’un roulement de tonnerre ébranla l’air pur du matin. Presque instantanément s’abattit un peu partout une nouvelle grêle d’obus russes. Une fois de plus, nous nous laissâmes choir au fond du trou, le regard terrorisé.
— Nom de Dieu ! cria quelqu’un, ça recommence !
Halls se rapprocha de moi tandis qu’une pluie de mottes de terre dégringolait sur notre position. Il ouvrit la bouche pour me dire quelque chose, mais le vacarme d’une explosion toute proche emporta le son de sa voix.
— Nous n’en sortirons plus, reprit-il, il vaudrait mieux foutre le camp.
Un coup tomba si près que le rougeoiement de la flamme éclaira la terre grise sur l’autre paroi de la tranchée. Une épaisse fumée nous enveloppa et la terre s’abattit par mètres cubes. Des cris d’effroi montèrent, puis la voix du stabs.
— Personne n’est touché ?
— Bon Dieu ! rugit l’ancien en toussant, que fout notre artillerie ?
Le petit Lindberg tremblait de nouveau. Puis le feu russe s’arrêta. Prudemment, l’ancien risqua un œil, et nos sept têtes émergèrent et scrutèrent la plaine où traînaient encore de lents nuages de poussière. Là-bas, près du bois, quelqu’un gueulait comme un veau qu’on égorge.
— Ils sont sans doute à court d’obus, ricana le stabs, sinon ils n’auraient pas cessé comme cela si vite.
L’ancien le regarda longuement avec ce regard résigné qu’il traînait toujours.
— Je venais de penser la même chose au sujet de notre artillerie, stabsfeldwebel. Je me demande pourquoi ils ne tirent pas.
— Les nôtres préparent l’offensive, c’est pourquoi ils demeurent silencieux. Nous n’allons certainement pas tarder à voir surgir nos chars…
L’ancien fixait la ligne d’horizon.
— Je reste persuadé, continua le stabs, que notre offensive va reprendre…
Mais nous dévisagions l’ancien : ses yeux s’ouvraient de plus en plus grand ainsi que sa bouche qui semblait prête à hurler. Le stabs se tut également et tous suivirent la direction du regard de notre mitrailleur.
Au loin, très loin, une mince bande noire qui allait d’un point de l’horizon à l’autre se déplaçait à la façon d’une vague courant vers le rivage. Nous restâmes un moment à fixer la bande compacte et invraisemblable. Puis l’ancien poussa un rugissement qui nous paralysa d’appréhension.
— Les voilà ! hurla-t-il. Les voilà, les Sibériens ! Ils sont un million !
L’ancien se cramponna à la crosse de son F.M. et un rire démentiel jaillit entre ses dents serrées. Au loin, une rumeur poussée par des milliers de poitrines enflait comme le vent d’une tempête.
— Tout le monde à son poste ! cria le stabs dont le regard restait fasciné sur la marée soviétique qui avançait au loin, irrésistible.
Avec des gestes d’automate, chacun prit ses armes et s’accouda au parapet. Halls tremblait comme une feuille et son pourvoyeur, le petit Lindberg, ne parvenait pas à approcher correctement la bande de 7,7.
— Approche encore, rugit Halls à son servant. Approche ou je te tue.
Tout le visage de Lindberg frémissait, comme s’il allait pleurer. L’ancien ne criait plus. L’arme était au creux de son épaule, son doigt sur la détente et ses dents serrées à se briser.
La rumeur enflait toujours et nous arrivait plus distincte de minute en minute. C’était comme un long cri assourdi par son ampleur.