Nous demeurions figés devant le péril, ne pouvant concevoir d’un seul coup l’importance du danger. Notre stupeur était trop grande et nous restions un peu dans l’attitude d’une souris devant une couleuvre. Mais quelqu’un donna le signal de détresse : ce fut évidemment Lindberg.
Il se mit à pleurer et à crier. Il abandonna son poste et s’accroupit dans le fond de la tranchée.
— Ils vont nous tuer ! Ils vont nous tuer ! Ils vont nous tuer !…
— Debout ! hurla le stabs. À ton poste ou je t’abats tout de suite.
Il le souleva littéralement, mais Lindberg était devenu une loque larmoyante.
— Fumier ! lança Halls, crève ! je me démerderai tout seul.
Cette fois, les cris de la colère russe nous arrivaient nettement.
Un énorme « Hourra ! » jaillissait sans interruption. « Maman ! pensai-je tout bas, maman ! »
— Hourré ! hourré pobiéda ! grinça l’ancien, approchez, fumiers, approchez encore un peu.
La vague était environ à quatre cents mètres. Un ronronnement enfla progressivement. Là-haut, dans le ciel déjà lumineux, trois silhouettes d’avions étaient à peine visibles.
— Il y a des avions là-haut, précisa le Sudète alors que nous les avions tous déjà vus.
Nos regards anxieux quittèrent un moment la marée russe grandissante. Les moteurs des avions hurlaient, ils descendaient à toute allure.
— Des « Messerschmitt » ! gueula le stabs. Des « Messerschmitt ». Ah, les braves gars !
— Hourra !
Effectivement, les trois chasseurs prenaient en enfilade l’énorme boutoir russe, y semant sans doute une mort innombrable. Ce fut comme le signal ; du sous-bois, des mortiers ayant allongé leur tir ouvrirent le feu. Alentour, les spandaus qui avaient survécu au bombardement crachèrent leur morceau de cuivre mortel.
Les chasseurs piquèrent à nouveau, nous insufflant un fébrile courage. Les balles du F.M. montaient dans mes mains à une cadence vertigineuse. Un chargeur fut épuisé, un second enclenché. Quelques pièces de la Wehrmacht venaient également d’ouvrir le feu et faisaient sans doute des impacts épouvantables dans les rangs bolcheviks qui chargeaient comme sous Napoléon.
Malgré tout, la marée approchait toujours, faisant courir un frisson horrible dans nos cheveux sales que seul le poids du casque empêchait de se dresser. L’idée de la mort ne nous effrayait même plus, et mes yeux ne fixaient que le métal fumant du F.M. que l’ancien maniait sans faiblesse. Les cartouches trépidantes avançaient en une danse saccadée, rythmée par un fracas titanesque.
— Préparez les grenades ! gueula le stabs qui tirait avec son luger 700 mètres en appui sur son bras gauche.
— Inutile, cria encore plus fort l’ancien, inutile, tout ce qui nous reste de munitions ne suffira pas à les arrêter. Ordonnez la retraite, stabsfeldwebel, vite, tant qu’il en est encore temps.
Nos regards éperdus restaient suspendus aux lèvres des deux hommes. Le « Hourré pobiéda » grondait furieux et tout proche. L’ennemi innombrable tirait de la hanche en courant, des balles vrillaient l’air.
— Vous êtes fou, riposta le stabs, personne ne peut bouger d’ici. Les nôtres vont arriver, continuez à tirer, bon Dieu !
Mais l’ancien avait déjà chargé son F.M. et ramassé le dernier magasin.
— Folie, stabs, les nôtres arriveront trop tard. Crevez ici si vous voulez.
— Non, non ! hurla le stabs.
Mais l’ancien venait de bondir et cavalait ventre à terre vers le bois en nous appelant. Comme des fous, nous ramassâmes nos armes.
— Fuyons ! gueula le Sudète.
Tout le monde suivit. Nous connûmes un moment de terreur à faire perdre la raison. La poitrine en feu, nous atteignîmes les premiers arbres déchiquetés avec le sifflement des balles que les Russes tiraient heureusement au hasard. Nous étions toujours sept et cela paraissait invraisemblable. Le stabs avait suivi tout le monde, mais persistait à gueuler.
— Remettez-vous en batterie immédiatement, bande de lâches, vous allez être descendus sans avoir tenté de résister.
Mais le groupe continuait à cavaler dans le bois défoncé.
— Halte ! continuait le chef, halte, misérables !
Il venait de rejoindre l’ancien qui reprenait son souffle derrière ce qui restait d’un arbre. J’étais à ses côtés.
— Misérable, brailla le sous-off, vous aurez à rendre des comptes.
— Je sais, rigola presque l’ancien en soufflant, vous me ferez fusiller, mais je préfère le peloton aux baïonnettes d’Ivan.
Et nous nous remîmes à courir. Nous grimpâmes le long d’un monticule haché et dégagé de ses futaies.
— Aïe, aïe, aïe ! gueula l’ancien.
Les balles des popovs faisaient des impacts sourds dans la terre du talus.