À la mort de Frédéric Simonis, en 1986, Cazeviel avait-il tenté sa chance ? Sylvie l’avait-elle repoussé ? Un tel refus aurait pu expliquer la rage de l’homme — et son crime. Mais je n’y croyais pas. Je pensais même que le malfrat avait offert sa protection à Sylvie, ne s’éloignant jamais de Sartuis. Le meurtre de Manon avait dû provoquer chez lui un remords diffus — il n’avait pas su défendre « sa veuve et son orpheline ». Dès lors, pourquoi avouer le meurtre ?
Dans les semaines qui suivirent, les gendarmes s’étaient heurtés à un mur. La perquisition à son domicile n’avait rien donné. Les essais de voix déformée non plus. La reconstitution, en février, avait tourné au fiasco. En mars, le cambrioleur, sur les conseils de son avocat, s’était rétracté. Il avait déclaré que ses aveux étaient faux — il n’avait avoué que sous la pression des gendarmes.
En représailles contre ces derniers, le juge de Witt avait confié l’enquête au SRPJ de Besançon. Les policiers avaient pris le contre-pied des gendarmes. En mai 1989, le commissaire Philippe Setton avait organisé une conférence de presse, violant au passage le fameux black-out, pour annoncer que l’investigation privilégiait désormais la piste de… l’accident. Tollé dans la salle : un accident, avec la plaque qui avait été descellée ? Avec le Corbeau qui révélait que le corps de Manon était dans un puits ? Setton n’en démordit pas. Selon certains indices, disait-il, on pouvait imaginer un jeu entre enfants. Un jeu qui aurait mal tourné.
L’hypothèse résolvait deux énigmes : l’apparente docilité de Manon à prendre le chemin du site et l’absence de traces sur la terre verglacée, liée au faible poids des protagonistes — des enfants. Mais surtout, cette piste ouvrait un champ de suspects auxquels personne n’avait pensé : les gosses présents ce soir-là dans l’aire de jeux de la cité.
Les flics se concentrèrent sur Thomas Longhini, 13 ans, un garçon plus âgé que Manon, qui était son « meilleur ami ». Chaque soir, l’adolescent la retrouvait au pied de l’immeuble des Corolles. Et ce soir-là ?
Interrogé une première fois, le 20 mai 1989, à la mairie de Sartuis, Thomas avait été relâché. Puis convoqué une seconde fois, début juin, au SRPJ de Besançon avant d’être entendu par le juge de Witt et un magistrat pour mineurs, au TGI. Il avait été placé en garde à vue, sous les conditions drastiques prévues en cas de détention de mineur.
La version officielle était tombée. Thomas Longhini soupçonné d’homicide involontaire. Il avait joué avec Manon, sur le site d’épuration, prenant des risques inconsidérés. La petite fille était tombée par accident. Philippe Setton avait expliqué tout cela aux médias. En conclusion, il avait dû admettre que l’adolescent n’avait pas avoué. « Pas encore », avait-il répété, soutenant le regard des journalistes.
Deux jours plus tard, Thomas Longhini était libéré et les policiers conspués pour leurs méthodes et leur précipitation. Les gendarmes eux-mêmes avaient pris parti pour l’adolescent. Ils avaient pointé l’absurdité du raisonnement policier, insistant sur les menaces téléphoniques. Si Manon Simonis était morte dans un accident, qui avait revendiqué le meurtre avant qu’il ne soit rendu public ? Qui menaçait Sylvie Simonis depuis des mois ?
La piste Longhini fut le dernier acte du dossier. En septembre 89, Jean-Claude Chopard avait cessé d’écrire sur le sujet. Pour tous, l’affaire Manon Simonis était classée — et non résolue.
Je frottai mes paupières endolories. Je n’étais pas sûr d’avoir appris grand-chose. Et il me manquait toujours la pièce essentielle. Pas l’ombre d’une corrélation entre ce fait divers glauque et le meurtre de Sylvie Simonis, commis quatorze ans plus tard.
Pourtant, j’éprouvais le sentiment confus que quelque chose était « passé » pendant ma lecture. Un message subliminal que je n’avais pas su lire. Les enquêteurs, gendarmes ou flics, tous ceux qui avaient approché ce meurtre, avaient dû éprouver le même malaise. La vérité était là, sous notre nez. Il y avait une logique, une structure souterraine, derrière cette affaire, et personne n’avait trouvé la juste distance pour la décrypter.
Une voix résonna dans l’escalier, provenant du rez-de-chaussée :
— T’endors pas sur ma prose. Apéritif !
36
Chopard m’attendait sur la terrasse, face à un barbecue fumant — de belles truites rosées crépitaient sur les braises. Je me souvenais de ses paniers vides. Le briscard éclata de rire, comme s’il pouvait voir mon expression dans son dos :
— Je viens de les acheter au restaurant d’à côté. C’est ce que je fais à chaque fois.
Il désigna une table de plastique, entourée de chaises de jardin. Le couvert était mis : nappe en papier, assiettes en carton, gobelets et couverts en plastique. J’étais soulagé par un tel service : aucun risque de grincements de métal.
— Sers-toi. Les munitions sont à l’ombre, sous la table.
Je trouvai une bouteille de Ricard et du chablis. J’optai pour le blanc et allumai une Camel.
— Assieds-toi. C’est prêt dans une minute.