Je m’installai. Le soleil nappait chaque objet d’une fine pellicule de chaleur. Je fermai les yeux et tentai de reprendre mes esprits. Les milliers de mots que je venais de lire flottaient dans ma tête.
— Alors, qu’est-ce que t’en penses ?
Chopard déposa une truite croustillante dans mon assiette, agrémentée de frites surgelées.
— Belle prose.
— Déconne pas. Quel est ton sentiment ?
— Vous tirez parfois à la ligne.
Il leva ses couverts géants, assortis au barbecue :
— Je faisais avec ce qu’on me donnait ! Les gendarmes étaient obsédés par le secret. La vérité, c’est qu’ils avaient rien. Que dalle. Ils ont jamais rien eu…
Il fit tomber une truite dans son assiette et s’installa en face de moi :
— Mais l’enquête : qu’est-ce que t’en penses ? Ton avis de flic m’intéresse.
— J’ai vu passer quelque chose. Mais je ne sais pas quoi.
Chopard frappa le dos de sa main droite dans sa paume gauche :
— C’est ça ! Exactement ça ! (Il se pencha vers moi, après avoir vidé son verre.) Il y a une brume… Une brume de culpabilité, qui flotte sur toute cette histoire.
— Le coupable serait un des trois suspects ?
— Les trois, à mon avis.
— Quoi ?
— C’est mon intuition. J’ai approché chacun des lascars. J’ai même pu en interroger deux, à ma sauce. Je peux te certifier un truc : ils étaient pas nets.
— Vous voulez dire qu’ils auraient commis le meurtre… ensemble ?
Il engloutit une lamelle de chair blanche :
— J’ai pas dit ça. Au fond, je suis même pas sûr qu’un des trois ait fait le coup.
— J’ai du mal à vous suivre.
— Mange, ça va être froid. (Il remplit son verre et le vida en un coup de coude.) Y avait chez chacun d’eux une part de responsabilité. Une sorte de… pourcentage de culpabilité. Disons : trente pour cent. À eux trois, ils formaient l’assassin idéal.
Je goûtai le poisson : délicieux.
— Je ne comprends pas.
— Ça t’est jamais arrivé dans une enquête ? La culpabilité plane sur chaque suspect, mais ne se fixe jamais. Et même quand t’as découvert le vrai meurtrier, l’ombre ne quitte pas les autres…
— Tous les jours. Mais mon boulot est justement de m’en tenir aux faits. D’arrêter celui qui a tenu l’arme. Revenons au meurtre de Manon. Si vous deviez choisir un coupable, ça serait lequel ?
Chopard remplit encore nos gobelets. Il avait déjà vidé son assiette. Il dit :
— Thomas Longhini, l’adolescent.
— Pourquoi ?
— Il était le seul que la petite aurait suivi. Manon se méfiait des adultes. Et je les imagine bien, tous les deux, ce soir-là, filer à l’anglaise, main dans la main. Passer par l’issue de secours ou la cave.
— Vous rejoignez donc la théorie du SRPJ ?
— Le jeu qu’aurait mal tourné ? Je suis pas sûr… Mais Thomas a sa part de responsabilité, c’est clair.
— Si c’est un crime classique, quel serait le mobile de l’adolescent ?
— Qui sait ce qui se passe dans la tête d’un môme ?
— Vous l’avez interrogé ?
— Non. Après sa libération, ses parents ont quitté Sartuis. Le gosse était chamboulé.
— Les flics l’avaient secoué ?
— Setton, le commissaire, n’était pas un tendre.
— Aujourd’hui, vous savez où se trouve Thomas ?
— Non. Je crois même que la famille a changé de nom.
Je bus une nouvelle gorgée. La nausée se précisait :
— Les deux autres, Moraz et Cazeviel, vous savez où je peux les trouver ?
— Moraz n’a pas bougé. Il est resté au Locle. Cazeviel est dans le coin, lui aussi. Il s’occupe d’un centre aéré, près de Morteau. Je sortis mon bloc et griffonnai leurs coordonnées.
— Et les autres ? Les enquêteurs de l’époque ? Il y a moyen de les rencontrer ?
— Non. Setton est devenu préfet, quelque part en France. De Witt est mort.
J’attrapai mon paquet de Camel pour faire passer le goût du vin.
— Et Lamberton ?
— En train de mourir d’un cancer de la gorge. À Jean-Minjoz, l’hôpital de Besançon.
Chopard remplit à nouveau mon verre puis tendit son briquet pour allumer ma cigarette. La tête me tournait :
— Les beaux-parents ?
— Ils sont installés en Suisse romande. Inutile de les appeler. Je me suis déjà cassé les dents. Ils ne veulent plus entendre parler de cette histoire.
— Dernière question, à propos de Manon : sur la scène de crime, il n’y avait pas de signes de satanisme ?
— Des croix, des trucs comme ça ?
— Ce genre-là, ouais.
Je vidai mon gobelet. En renversant la tête, je partis en arrière. Je me retins à la table, comme à un bastingage. Je crus que j’allais vomir sur mes chaussures.
— Personne n’en a jamais parlé. (Chopard se pencha, intrigué :) T’as une piste ?
— Non. Et sur le meurtre de Sylvie, vous avez votre idée ?
Il remplit encore une fois nos verres.
— Je te l’ai déjà dit : c’est le même tueur.
— Mais quel serait le mobile ?
— Une vengeance, qui s’applique à quatorze ans de distance.
— Une vengeance pour quoi ?
— C’est la clé de l’énigme. C’est ça qu’il faut chercher.
— Pourquoi avoir attendu tant d’années pour frapper à nouveau ?
— À toi de trouver la réponse. T’es bien ici pour ça, non ?
Je fis un mouvement incertain et crus de nouveau perdre l’équilibre. Tout devenait spongieux, instable, oscillant. J’avalai une bouchée de poisson pour enrayer la sensation d’ivresse.