Freire aurait aimé au contraire revenir sur chaque détail. Décrypter chaque création de son inconscient. Ainsi, il notait au passage que Patrick avait baptisé sa compagne fictive « Auffert » — deux syllabes qui pouvaient bien sûr s’écrire « offert ». En réalité, Mathias aurait préféré garder Bonfils sous observation afin d’arpenter les chemins de sa psyché.
Comme s’il suivait la même idée, Bonfils demanda :
— Tu vas continuer à t’occuper de moi ?
— Bien sûr. Je vais venir te voir. Mais on va travailler avec des médecins du Pays basque.
— J’veux pas d’autres
— Je n’en sais pas plus que toi, Patrick. Mais si tu me fais confiance, je te jure que nous allons éclaircir tout ça.
Le géant se tassa au fond de la banquette. La sortie BIARRITZ apparut au-dessus des voies de bitume.
— Prends là, ordonna-t-il. J’ai laissé ma voiture sur le parking de la gare.
— Ta voiture ? Tu te souviens de ça ?
— Je crois, ouais.
— Tu sais où tu as mis tes clés ?
— Merde, fit-il en palpant, par réflexe, les poches de son pantalon. C’est vrai. J’en sais rien.
— Et tes papiers d’identité ?
Bonfils perdit tout enthousiasme :
— Je sais pas ce que j’en ai foutu non plus. Je sais plus rien…
Freire prit la rampe sur la droite et suivit la direction de Biarritz. L’atmosphère changea d’un coup. Le soleil braquait maintenant ses rayons à découvert. Les rues montaient et descendaient comme sous l’influence d’une humeur sautillante. Des maisons à colombages rouges ou bleus jaillissaient d’une autre époque — d’une autre culture. Au sommet de chaque colline, les toits de tuiles roses s’égrenaient jusqu’à la mer. C’était d’une beauté violente, intacte, presque primitive.
— Laisse tomber la bagnole, dit Bonfils d’une voix sourde. Suis le littoral. Après Bidard, c’est Guéthary.
Ils longèrent une côte éclaboussée de genêts et de bruyères, où les constructions balnéaires s’agglutinaient au point de se chevaucher. Ces baraques n’avaient plus rien de traditionnel ni d’harmonieux. Pourtant, un parfum basque, très ancien, plus fort que tout, flottait. Les pins, les ajoncs, les tamaris venaient lécher le seuil des maisons. L’air marin, doré, salé, surfait sur le vent et enluminait chaque détail.
Mathias souriait malgré lui. Il se dit qu’il aurait dû s’installer dans cette région. La route devint d’un coup plus étroite — on ne pouvait passer qu’à une seule voiture — jusqu’à une petite place de village ombragée. Ils étaient arrivés à Guéthary. Serrées au coude à coude, les maisons à colombages avaient l’air de mener un conciliabule, penchées sur les terrasses des cafés. Au fond, un fronton de pelote basque se dressait comme une main, en signe de bienvenue.
— Tout droit, fit Bonfils d’une voix chargée d’excitation. On arrive au port.
23
MATHIAS FREIRE pensait avoir le cuir dur mais les retrouvailles entre Patrick et Sylvie le touchèrent en profondeur. L’âge des protagonistes, leur amour qu’on sentait encore frémissant, et cette pudeur tout en retenue qui s’exprimait par des cillements, des mots murmurés, des gestes hésitants, bien plus poignants que de grandes effusions.
Il y avait aussi leur dégaine de laissés-pour-compte. Sylvie était une petite femme rougeaude, à la face ravagée de rides et de cicatrices. Sa couperose et ses traits bouffis trahissaient un passé d’alcoolique. Comme Patrick, elle avait dû connaître des années à ciel ouvert. Au bout de leurs galères, ces deux-là s’étaient trouvés.
Le décor ajoutait au réalisme poétique de la scène. Le port de Guéthary n’était qu’une pente de ciment où s’échouaient quelques barques, peintes de couleurs vives. Le temps s’était déjà couvert. À travers les nuages, le soleil s’obstinait pourtant et distillait une lumière vitreuse. La séquence semblait se dérouler au fond d’une bouteille de verre — comme celles qui abritent des voiliers miniatures.
— Je sais pas comment vous remercier, dit Sylvie en se tournant vers Mathias.
Il s’inclina en silence. Sylvie fit un geste vers une coursive en bois, accotée à la roche, qui surplombait la mer :
— Venez. On va marcher.
Freire observa son allure. Cheveux gras, pull informe, pantalon de jogging poché, baskets sans âge… Dans ce naufrage, seuls les yeux surnageaient. Brillants et vifs comme deux galets clairs, laqués de pluie.
La femme contourna les barques à sec et prit le chemin de la passerelle. Patrick, de son côté, se dirigea vers une barque à flot, amarrée à quelques mètres de la jetée. Sans doute son fameux bateau, sujet de tous les stress. La coque affichait fièrement en lettres jaunes : JUPITER.
Freire rattrapa Sylvie, s’accrochant à la rampe branlante. Elle roulait une cigarette d’une main, indifférente aux embruns et au relief de la coursive.
— Vous pouvez m’expliquer ce qui s’est passé ?