Ces mains qui avaient appliqué la pointe électrique de la
Au fond, elle l’avait toujours pressenti. Comme si sa propre mère, murée dans sa folie, lui avait chuchoté mentalement son secret : elle avait épousé le diable. Et maintenant, Anaïs était la fille de ce diable. Son sang était maudit.
Peu à peu, elle avait récupéré sa voix — et retrouvé une vie normale. Fac de droit. Licence. ENSOP. À la sortie de l’École des officiers de police, Anaïs avait demandé un mois de disponibilité. Elle était partie au Chili. Elle parlait couramment espagnol, cela aussi, ça coulait dans ses veines. Pour trouver les traces de son père, elle n’avait pas eu à courir beaucoup. Le Serpent était une célébrité à Santiago. En un mois, elle avait bouclé son enquête. Elle avait regroupé les pièces, les témoignages, les photos. De quoi faire extrader son père de la France au Chili. Ou au moins enrichir les plaintes des exilés chiliens en France.
Mais elle n’avait contacté ni les juges, ni les avocats, ni les plaignants. Elle était rentrée à Bordeaux. Elle avait ouvert un coffre à la banque et y avait planqué son dossier. En fermant la boîte métallique, elle avait mesuré l’ironie de la situation : avec cette première enquête criminelle, elle avait gagné son baptême de flic. Mais elle avait tout perdu. Son enfance. Ses origines. Son identité. Son avenir était désormais une page blanche à écrire.
Anaïs se releva parmi les plants de vigne. La crise était passée. Comme toujours, elle en venait à la même conclusion. Elle devait se trouver un mec. C’était ce dont elle avait le plus besoin. Un homme entre les bras de qui ses souvenirs, ses traumatismes, ses angoisses ne pèseraient plus rien. Elle essuya ses larmes, épousseta ses genoux, remonta la pente des cépages.
Elle songeait au psychiatre.
L’intellectuel passionné, dans sa bibliothèque de bois verni.
Elle voulut se laisser aller à ses rêves mais le souvenir de Freire la ramena plutôt au meurtre. Elle jeta un coup d’œil à son portable. Pas de message. Dormir quelques heures. Reprendre l’enquête dès l’aube. Pour elle, le compte à rebours avait commencé.
Elle retrouva sa voiture. Elle ne sentait plus le froid. Seulement la brûlure de ses yeux qui avaient trop pleuré. Et le goût d’eau de mer au fond de sa gorge.
Elle déverrouillait la portière quand son portable sonna.
— Allô ?
— C’est Zak.
— Où t’étais, bon Dieu ?
— Dans le Sud. J’ai retrouvé ton taureau.
19
— VOUS ÊTES SÛR ?
— Aucun doute. C’est Patrick. Patrick Bonfils.
L’infirmière se tenait face à son bureau, debout, les mains sur les hanches. Myriam Ferrari. 35 ans. 1,70 mètre 80 kilos. Freire la connaissait bien. Aussi solide que ses collègues masculins, avec des airs de nounou plutôt bienvenus. Elle était encore vêtue de son manteau, portant son sac en bandoulière. À la première heure en ce lundi, elle avait demandé à voir Mathias Freire.
Elle venait de reconnaître le cow-boy amnésique dans les couloirs de l’unité.
Le psychiatre ne pouvait admettre une telle coïncidence.
— Je suis basque, docteur. Ma famille vit à Guéthary, un village sur la côte, près de Biarritz. Tous les week-ends, j’y retourne. Mon beau-frère tient un magasin d’alimentation près du fronton et…
— Donc ?
— Donc, quand je suis arrivée ce matin, j’l’ai tout de suite reconnu. J’me suis dit : c’est Patrick ! Patrick Bonfils. Un pêcheur bien connu par chez nous. Son bateau mouille à l’embarcadère.
— Vous lui avez parlé ?
— Bien sûr. J’lui ai dit : « Salut Patrick, qu’est-ce que tu fais là ? »
— Qu’est-ce qu’il vous a répondu ?
— Rien. En un sens, c’était une réponse.
Freire, les yeux baissés, observait les objets sur son bureau. Son bloc. Son stylo. Son Vidal — le lexique français des médicaments. Son DSM (Diagnostic and Statistical Manual) — l’ouvrage américain de référence qui classifie les troubles mentaux. Ces objets lui renvoyaient l’image de son mince savoir. Sa propre impuissance.
Sans l’aide du hasard, aurait-il jamais réussi à identifier cet homme ?
— Dites-m’en plus, ordonna-t-il à l’infirmière.
— Je sais pas quoi vous dire.
— Il a une femme ? des enfants ?
— Une femme, oui. Enfin, une copine. Ils sont pas mariés.
— Vous connaissez son nom ?
— Sylvie. Ou Sophie. Je sais plus. Elle travaille dans le café qui fait le coin avec le port. En saison haute. En ce moment, elle aide Patrick à réparer ses filets, ce genre de trucs…
Freire prenait des notes. Il songea au plancton sous les ongles de l’amnésique. Guéthary appartenait à la zone où vivait cette algue.
— Ils sont installés à Guéthary depuis combien de temps ?