— Il a des contacts à Paris ? Une filière pour fuir ?
— Il ne cherche pas à fuir. Il cherche à remonter ses identités successives. Il ne les connaît pas. Et nous non plus.
— T’as rien d’autre à me dire ?
— Non.
— Sûr ?
— Certaine.
Il se recula et ouvrit la chemise cartonnée :
— Alors, j’ai quelque chose pour toi.
Il posa un nouveau feuillet devant elle, le disposant dans le sens de la lecture.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ton ordre de transfert, signé par le juge. T’es écrouée, ma belle, au Complexe pénitentiaire de Fleury-Mérogis. Effet immédiat.
— Qu… quoi ? Et… et votre parole ?
Solinas fit un signe rapide à travers le mur vitré qui donnait sur le couloir. Le temps qu’Anaïs réagisse, les menottes claquaient sur ses poignets, deux flics en uniforme la soulevaient de son siège.
— Personne n’est au-dessus des lois. Surtout pas une petite défoncée qui se prend pour une…
Le commandant n’acheva pas sa phrase. Anaïs venait de lui cracher au visage.
96
IL SE RÉVEILLA avec une violente douleur entre les yeux.
Ou ce fut la douleur elle-même qui le réveilla.
Au cœur de la nuit, il avait repris connaissance mais n’avait eu la force que d’éteindre la lumière et de s’écrouler, tout habillé, sur le lit. Sommeil noir.
Avec précaution, il se releva, s’y reprenant à plusieurs fois, avec des gestes mal assurés de convalescent. Il tituba jusqu’à la salle d’eau tout en réalisant qu’il faisait jour. Quelle heure était-il ? Il n’avait plus de montre. Il alluma le néon au-dessus du lavabo. Plutôt une bonne surprise. Son visage était tuméfié mais sans excès. L’arête du nez accusait plusieurs entailles croûtées de sang — les chocs du lavabo. Une blessure plus longue, plus profonde s’étirait sur le côté gauche — la faille par laquelle il avait pu accoucher de l’implant.
Par réflexe, il fouilla dans ses poches et le trouva. À l’idée que ce truc était greffé sous sa peau depuis des mois, il faillit défaillir une nouvelle fois. Il l’observa encore. Aucune faille, aucun relief. Si c’était une micro-pompe, il ne voyait pas comment elle agissait… Peut-être un matériau poreux qui laissait filtrer le produit ? Il replaça la pièce à conviction dans son pantalon.
Il fit couler de l’eau froide sur une serviette, la plaça sur son nez et retourna sur son lit. Ce simple mouvement provoqua une nouvelle vague de douleur. Il ferma les paupières et attendit. Les ondes de souffrance reculèrent, à la manière de plis disparaissant peu à peu à la surface d’un lac.
Malgré son état, sa résolution était intacte. Continuer le combat. Poursuivre l’enquête. Pas d’autre choix. Mais comment ? Sans un sou ? Sans allié ? Recherché par tous les flics de Paris ? Il balaya ces objections pour se concentrer sur ses nouvelles pistes.
D’abord rechercher les traces d’un meurtre par émasculation durant l’année 2009 à Paris, survenu sur les quais de la Seine. Aussitôt, il comprit qu’il n’avait aucun moyen, du fond de sa chambre, d’avancer dans cette direction. Il pensa ensuite à creuser du côté des mythes grecs comportant une castration. Il renonça aussi. Il lui aurait fallu trouver un cybercafé, une bibliothèque ou un Centre de documentation. Il s’imaginait déjà en bras de chemise — il ne pouvait pas récupérer sa veste — errer dans les rues de Paris…
L’évidence. Il était emmuré vivant dans cette pièce tapissée de moquette orange. Sans la moindre perspective…
Lentement, une autre idée lui vint.
Les murs de ses fugues étaient poreux. Ils laissaient filtrer des leitmotivs. Sa formation de psychiatre. Le souvenir d’Anne-Marie Straub. Son talent de peintre. Il avait tenté de remonter chaque filière. Il n’avait rien obtenu.
Restait pourtant la peinture. S’il avait été peintre dans une autre vie, il avait peut-être utilisé les mêmes produits, les mêmes techniques que Narcisse… Il revoyait les lignes serrées du petit carnet. La composition de ses pigments, les pourcentages de ses mélanges. Seul problème, il n’avait plus le document et il ne se souvenait plus de ces données…
Soudain, il se redressa. Corto lui avait expliqué que Narcisse, pour fabriquer ses couleurs, utilisait de l’huile de lin clarifiée — mais pas n’importe laquelle. Une huile industrielle qu’il commandait directement aux distributeurs. Des sociétés qui avaient plutôt l’habitude d’assurer des livraisons de plusieurs tonnes.
Il pouvait commencer par là. Les fournisseurs d’huile de lin de la capitale. S’il avait été peintre à Paris, il avait peut-être eu un contact privilégié avec un fournisseur de l’industrie chimique ou agro-alimentaire. On se souviendrait d’un peintre qui ne se faisait livrer que quelques bidons d’huile par an.