— J’ai vu ça, dit-il pour donner le change. Merci !
Il s’enfonça dans la première ruelle qui s’ouvrait à lui, en espérant que c’était la bonne. Les filles ne firent aucune réflexion. Il était donc tombé juste. Cet accueil était inespéré. Il était bien Arnaud. Mais en admettant que ce personnage ait directement précédé Narcisse, cela faisait au moins cinq mois qu’il l’avait quitté…
Il ne s’attarda pas à ces considérations. Son cerveau était encore sous le coup d’une autre nouvelle. En marchant jusqu’à la rue de la Roquette, il s’était arrêté devant un kiosque et avait feuilleté les quotidiens, consultant la « une » et les pages des faits divers. Trop tôt pour qu’on évoque sa fuite de l’Hôtel-Dieu. On parlait seulement de la fusillade de la rue de Montalembert.
Mais d’autres titres le frappèrent.
Une catastrophe qu’il aurait dû prévoir, à mille kilomètres de là.
« NOUVELLE BAVURE PSYCHIATRIQUE…
NOUVEAU DRAME EN HP DANS LA RÉGION DE NICE…
UN FORCENÉ TUE UN PSYCHIATRE ET DEUX INFIRMIERS »…
Les gendarmes de Carros avaient découvert la veille, aux environs de 9 heures, les cadavres de Jean-Pierre Corto et de deux infirmiers dans le bureau du psychiatre. Selon les premiers résultats de l’enquête, le médecin avait été longuement torturé.
— Vous l’achetez ou quoi ?
Narcisse n’avait pas répondu au kiosquier. Il avait pris la fuite. Il était le maudit. Il était
Mais aussi, comme toujours, l’instinct de survie murmurait sous l’horreur. Pas une phrase n’évoquait la présence de Narcisse à la Villa Corto ces deux derniers jours. Il revoyait les artistes pensionnaires de l’institut : aucune chance que leur témoignage fasse avancer l’enquête. D’ailleurs, ce qu’il avait lu laissait entendre que les gendarmes s’orientaient vers une crise de folie intra-muros : on allait donc chercher le suspect parmi les peintres de la villa. Narcisse souhaitait bonne chance aux enquêteurs.
Il lisait à la sauvette les noms sur les boîtes aux lettres des ateliers. Pas l’ombre d’un « Arnaud ». L’artère s’achevait par une façade en verre, à moitié dissimulée par des bambous, des lauriers, des troènes. Les plantes de Nono ? Il plongea parmi les feuillages et trouva la boîte aux lettres. Une étiquette indiquait : ARNAUD CHAPLAIN.
Du courrier s’entassait dans la boîte. Il jeta un rapide coup d’œil à la liasse : les lettres étaient toutes adressées à Arnaud Chaplain. Des enveloppes administratives, des courriers bancaires, des publicités, des offres d’abonnements, des promotions envoyées par des sociétés de marketing. Rien de personnel.
Il souleva les pots de terre l’un après l’autre, en quête d’une clé cachée. Il n’était plus à un coup de chance près. Il ne trouva rien. À défaut de coup de chance, restait le coup de poing. Dissimulé derrière les bambous, il frappa avec violence la latte de verre la plus proche du châssis de la porte. Au troisième essai, la vitre claqua puis s’effondra à l’intérieur de l’atelier.
Narcisse passa son bras, ouvrit le verrou, actionna la poignée.
Il pénétra dans le loft, buta sur une nouvelle pile de courrier au sol, et referma la porte avec soin.
Des rideaux de tissu étaient tirés le long des vitres. Il était à l’abri de tous les regards. Il fit volte-face et respira avec émotion l’air chargé de poussière.
Il était chez lui.
98
C’ÉTAIT UNE GRANDE PIÈCE d’un seul tenant, couvrant plus de cent mètres carrés. Une structure en métal riveté soutenait une haute verrière. Le sol était en béton peint gris. À gauche et à droite, des structures maçonnées en briques cadraient l’espace. Celle de gauche supportait un timbre d’office en pierre et des plaques électriques, assorties d’un réfrigérateur et d’un lave-vaisselle. Celle de droite égrenait d’innombrables tubes de couleurs, palettes, produits chimiques, bacs aux teintes desséchées et aux croûtes pétrifiées, cadres, toiles roulées…
Un détail attira l’attention de Narcisse. Au fond du loft, sous une mezzanine, une table d’architecte inclinée s’appuyait sur une autre verrière, dont la vue était dissimulée par des bambous. Il s’approcha. Des dessins publicitaires, des « roughs » étaient encore visibles, au feutre ou au fusain. Certains étaient même encadrés et fixés au mur, au-dessus de la table.