Sa chambre comportait un poste fixe. La ligne était connectée. Un réflexe le fit sourire. Il grimaça aussitôt de douleur. Ses muscles lui faisaient penser à des lambeaux organiques, déchirés et exposés au soleil. Son nez à un trou d’obus, crevant sa propre figure.
Il appela d’abord l’horloge parlante. 10 h 10 du matin. Puis il attaqua les renseignements téléphoniques. Sa nouvelle voix le surprit — nasale, caverneuse, étrangère. Il dut rappeler plusieurs fois le service pour obtenir, département par département, la liste des distributeurs d’huile de lin en Île-de-France.
La table de chevet comportait un bloc portant le sigle de l’hôtel, l’Excelsior, et un crayon. Il nota les noms, les villes, les numéros de téléphone. La région parisienne en comptait une douzaine. Les villes étaient disséminées autour de la ceinture parisienne : Ivry-sur-Seine, Bobigny, Trappes, Asnières, Fontenay-sous-Bois…
Premier coup de fil. Narcisse expliqua qu’il était peintre et qu’il souhaitait se fournir directement auprès d’un site industriel. Le directeur commercial de la société Prochimie le dissuada gentiment. Ils fournissaient les producteurs de mastic, de vernis, d’encre industrielle, de linoléum… Rien à voir avec les toiles et les pinceaux. Pour ça, il fallait contacter les spécialistes en Beaux-Arts : Old Holland, Sennelier, Talens, Lefranc-Bourgeois…
Narcisse remercia le gars et raccrocha. Il composa le numéro de CDC, à Bobigny, spécialiste en cires, vernis et résines. Même réponse. Kompra, distribuant métaux et plastiques. Idem… Les noms, les voix se succédaient. Chaque fois, il réussissait à parler au directeur commercial qui lui servait la même chanson. Il devait s’orienter vers ceux qui vendaient par litres, et non par tonnes.
Il en était à son septième appel, réalisant la vanité de sa démarche et voyant se rapprocher le gouffre des heures à venir, quand son nouvel interlocuteur, de la société RTEP, spécialiste en huiles naturelles, demanda :
— Arnaud, c’est toi ?
Narcisse réagit au quart de tour :
— C’est moi.
— Bon Dieu, mais où t’étais passé ?
Il manipula ses parois nasales dans l’espoir de retrouver sa voix d’origine. Tout ce qu’il obtint, c’est un cri de douleur qu’il réussit à étouffer.
— J’ai voyagé, fit-il sourdement.
— T’as une drôle de voix. J’ai failli pas te reconnaître.
— J’ai la crève.
— Ça marche toujours la peinture ?
— Toujours.
Narcisse baissa les yeux : sa main libre tremblait. Sa cervelle crépitait sur un gril. Miracle ou erreur ? L’homme s’adressait-il vraiment à un autre de ses personnages ?
— T’appelle pour une commande ?
— Exactement.
— Comme d’habitude ?
— Comme d’habitude.
— Attends. Je vérifie dans mes archives.
Les touches d’un ordinateur claquèrent.
— Tu sais que j’ai toujours ta petite toile dans mon bureau ? glissa-t-il pendant sa recherche. J’ai un succès d’enfer auprès de nos clients. Ils ne veulent pas croire que notre boîte contribue à ce genre de trucs !
Il éclata de rire. Narcisse ne répondit pas.
— On te livre où, toujours à la même adresse ?
— Laquelle tu as gardée ?
— 188, rue de la Roquette, 75011 ?
Il y avait un dieu pour les fugitifs.
— C’est ça, répondit-il, tout en notant les coordonnées. Pour la commande, je te rappelle. Je dois vérifier exactement mes stocks.
— Pas de problème, Picasso. Il faut qu’on se fasse une bouffe !
— Sans faute.
Il raccrocha, sidéré par la magnificence de l’instant. Il sentait la poussière de la moquette lui picoter le visage alors que son nez brisé lui faisait monter encore les larmes aux yeux. Mais la victoire était là. L’huile de lin clarifiée l’avait mené à un autre lui-même. Sans doute même le prédécesseur direct de Narcisse…
97
LE 188, RUE DE LA ROQUETTE n’était pas l’adresse d’un immeuble mais d’un village d’anciennes usines rénovées en lofts d’artistes, bureaux de sociétés de production, ateliers de graphisme. Chaque bâtiment s’élevait sur deux étages et déployait ses verrières à lattes verticales avec une sorte d’orgueil lumineux. Les ruelles pavées se glissaient parmi ces blocs comme des ruisseaux de pierre, lustrés par le soleil.
Narcisse n’éprouvait aucune familiarité mais il ressentait la chaleur du site, le réconfort d’un monde à part, à la fois artisanal et familial.
— Nono ?
Il mit plusieurs secondes à saisir qu’on s’adressait à lui. Nono pour Arnaud… À vingt mètres, deux jeunes femmes fumaient sur le seuil d’un bâtiment. La pause cigarette.
— Comment ça va ? Ça fait longtemps qu’on t’a pas vu !
Narcisse s’efforça de sourire sans s’approcher. Il était en bras de chemise. Son nez tuméfié noircissait à vue d’œil. Les filles gloussèrent.
— Tu nous embrasses plus ?
— J’ai la crève.
— Où t’étais ?
— En voyage, fit-il en montant la voix. Des expos.
— T’as pas une super mine ! On t’a connu plus en forme !
Elles rirent encore, se poussant du coude. Il sentait chez ces jeunes femmes une excitation souterraine, une complicité moqueuse. Il se demanda s’il n’avait pas couché avec l’une ou l’autre. Ou avec les deux.
— Tu peux nous remercier. On a arrosé tes plantes !