Anaïs n’avait jamais cru qu’il se réveillerait. Et de toute façon, on n’en était plus là. Elle avait posé son calibre sur ses genoux. Les deux cerbères se tenaient sous ses yeux, à quelques dizaines de mètres, debout près du Q7 stationné devant le Monoprix qui faisait le coin de la rue du Bac. Elle avait déjà vérifié l’immat’ et les hommes répondaient au signalement qu’elle possédait. Manteaux de laine noire. Costards Hugo Boss. Deux têtes de hauts fonctionnaires sûrs de leur allure et de leur pouvoir.
Ils faisaient les cent pas autour de leur véhicule comme de vulgaires chauffeurs, levant de temps à autre les yeux vers la façade du 1, rue Montalembert. Narcisse était à l’intérieur. Quelque part dans les étages, chez Sylvain Reinhardt.
— Je te rappelle.
Narcisse venait de sortir de l’immeuble, deux tableaux sous le bras. L’un enveloppé de papier-bulle, l’autre emmailloté dans un drap ficelé. Les mercenaires se mirent en mouvement. Anaïs ouvrit sa portière. Victor Janusz, alias Mathias Freire, alias Narcisse, tournait le dos aux éditions Gallimard et se dirigeait vers la rue du Bac.
Il croisa le portail de l’hôtel Montalembert, le seuil de l’hôtel Pont-Royal, longea un restaurant, l’Atelier de Robuchon. Ses cadres à la main, il avait l’air d’un somnambule. Il regardait droit devant lui mais paraissait ne rien voir. Il avait dû perdre trois ou quatre kilos depuis la dernière fois, dans son pavillon anonyme.
Les tueurs traversaient déjà la rue, dans la fumée des gaz, contournant les voitures stoppées dans le trafic. Anaïs referma sa portière sans bruit et fit sauter la sûreté de son calibre. Les chasseurs n’étaient plus qu’à quelques mètres de leur proie. Anaïs plaça son index sur la détente. Elle marchait dans leur direction, prête à traverser la chaussée. Les tueurs glissèrent la main sous leur manteau. Anaïs leva le bras.
Rien ne se passa.
Les chiens de chasse se figèrent.
Narcisse venait de pénétrer dans un centre d’imagerie médicale qui jouxtait une pharmacie, au 9, rue de Montalembert. Anaïs fourra son arme sous son blouson. Le panneau indiquait : SCANNER — RADIOLOGIE NUMÉRISÉE — MAMMOGRAPHIE — ÉCHOGRAPHIE…
Narcisse suivait son idée. Il avait récupéré un tableau chez Simon Amsallem, un autre chez Sylvain Reinhardt. Il allait maintenant les passer aux rayons X.
Les deux hommes se replacèrent près de leur véhicule. Anaïs les imita, revenant vers son Opel. Elle plongea dans l’habitacle. Elle était certaine qu’ils ne l’avaient pas repérée. La circulation était au point mort. Les voitures pare-chocs contre pare-chocs. Klaxons convulsifs. Visages fermés derrière les pare-brise. Que pouvait-il se passer ici ?
Elle observait ses ennemis du coin de l’œil. Elle admirait leur calme, leur élégance, leur familiarité tranquille avec la mort. 1,85 mètre, carrure large. Sous leur manteau, la veste était fermée haut et le pli de pantalon impeccable, à l’italienne. L’un d’eux arborait une chevelure argentée et des lunettes d’écaille, modèle Tom Ford. Le second était blond roux, le cheveu déjà rare. Deux belles gueules aux traits réguliers. Qui respiraient la proximité avec le pouvoir, l’assurance de l’impunité.
Par contraste, elle se sentit plus bas que terre. Elle puait. Elle était en sueur. Elle était chiffonnée. Ses mains tremblaient. Elle songea aux westerns italiens qu’elle regardait avec son père. Les duels sur fond d’arènes ou de cimetières hiératiques. L’absolue maîtrise des héros. Leur sang-froid incorruptible. Les deux mercenaires possédaient ce flegme. Pas elle.
Un bref instant, elle fut tentée de prévenir les forces de police du quartier. Non. Ils remarqueraient dans la seconde l’arrivée des keufs. Ils disparaîtraient aussi sec. Or, elle voulait savoir qui ils étaient, ce qu’ils avaient dans le ventre et pour qui ils travaillaient. Autre hypothèse. Rejoindre Narcisse dans le centre d’imagerie médicale. Le maîtriser. Fuir avec lui par une issue de secours. Pas possible non plus. Il paniquerait. Il ferait usage de son arme. On ne pouvait pas faire confiance aux amateurs.
Elle reposa son calibre sur ses genoux. Serra son volant de toutes ses forces, tentant de réprimer les à-coups dans ses avant-bras.
Attendre.
Il fallait attendre.
89
— MONSIEUR NARCISSE ?
Il se leva d’un bond, ses toiles sous le bras. Il avait donné ce nom au comptoir d’accueil sans réfléchir. Il n’avait ni carte Vitale ni ordonnance mais les secrétaires s’étaient montrées compréhensives. Il avait prétendu souffrir du coude après une chute. On l’avait installé dans la salle d’attente. Les autres visiteurs ne lui accordaient aucune attention.
— Par ici, s’il vous plaît.
La secrétaire prit à droite dans le couloir. Il cogna ses tableaux contre l’angle du mur.
— Vous voulez nous les laisser au standard ? Vous serez plus à l’aise dans le vestiaire.
— Merci. Je les garde avec moi.